Publié le Dimanche 20 mars 2016 à 13h12.

Y a-t-il un Corbyn ou Sanders dans la salle ?

Les débats autour de la proposition de « primaire à gauche » ont peu de chances de déboucher sur quelque chose de tangible. Ils illustrent surtout l’affaiblissement considérable et le rejet croissant du gouvernement de Hollande et Valls.

La Ve République a eu dès l’origine des traits antidémocratiques extrêmement marqués, mais ceux-ci ont été encore accentués en 2000-2001 : la décision prise alors d’inverser le calendrier électoral, venant après celle de réduire le mandat présidentiel pour le faire coïncider avec celui des députés, a renforcé davantage les pouvoirs élyséens. On l’a constaté en 2002, 2007 et 2012, les élections législatives sont devenues une sorte de formalité à travers laquelle les électeurs se trouvent simplement invités à confirmer leur choix fait quelques semaines plus tôt.

Les autres pays d’Europe de l’ouest disposent tous de régimes parlementaires, où les députés sont le plus souvent élus avec des formes de proportionnelle. Aux Etats-Unis, la Maison blanche peut voir son action entravée par des contre-pouvoirs institutionnels – de la Chambre des représentants, renouvelée par moitié tous les deux ans, à la Cour suprême en passant par le Sénat et les Etats. Rien de tel ici, où les pouvoirs du président sont ceux d’un monarque républicain quasi absolu. Ironie de l’histoire, c’est grâce à un premier ministre « socialiste » (Lionel Jospin, responsable de la loi sur l’inversion des scrutins) que la France est devenue la « démocratie libérale occidentale »… la moins démocratique de toutes.

Eviter un « 21 avril bis »… éviter Hollande ?

C’est dans ce cadre imposé, qui voit l’élection présidentielle polariser et déterminer toute la vie politique, qu’une dizaine de personnalités (dont une députée du PS et un responsable d’EELV) ont lancé le 11 janvier dans Libération un appel à « une grande primaire des gauches et des écologistes ».

Le texte en appelle d’abord à la démocratie (« nous voulons collectivement choisir notre candidat et non pas qu’il nous soit imposé par en haut, sans débat, sans préparation collective »), avec parfois des accents de type Podemos (« les citoyens sont en état de légitime défiance vis-à-vis de la politique. Son personnel devient synonyme de caste et d’oligarchie. Son action est perçue comme impuissante, voire comme corrompue et soumise à des intérêts corporatistes ou particuliers »)1.

Le premier objectif est de prévenir un « 21 avril bis », sous la forme d’un second tour opposant le candidat issu de la primaire de la droite à Marine Le Pen. Pour cela, il faut parvenir à une candidature unique rassemblant l’ensemble de la gauche et des écologistes, car « nos concitoyens sont nombreux à s’abstenir aux élections, quand ils ne s’abandonnent pas aux promesses insensées et au discours de haine du Front national (…) l’arrivée au pouvoir du Front national serait une catastrophe et le retour de Les Républicains ne nous sortirait pas de l’impasse. Nous avons une conviction : la primaire des gauches et des écologistes est la condition sine qua non pour qu’un candidat représente ces forces à l’élection présidentielle (…) »

Mais l’appel comporte un autre aspect. Sans écarter formellement une nouvelle candidature de Hollande, et encore moins assumer une rupture avec le PS, les auteurs se livrent à une charge à peine voilée contre la politique menée depuis 2012 – et celui qui l’a dirigée : « la confusion du reste de la droite et d’une partie croissante de la gauche est manifeste, au point de mettre en cause les valeurs humanistes et les droits humains qui fondent la République. Le projet de déchéance de la nationalité est injustifiable, et l’instrumentalisation de la Constitution à des fins tacticiennes constitue une rupture démocratique majeure (…) aujourd’hui comme hier, les gouvernements s’arc-boutent sur des modèles destructeurs, plutôt que de lutter contre les inégalités sociales, les discriminations, la dégradation de l’environnement et l’affaissement de la démocratie (…) En 2011 (…) l’exercice devenu plébiscite a produit un super-candidat qui s’est affranchi de toute responsabilité envers les citoyens mobilisés derrière lui. La primaire de 2016 doit éviter ce risque de dérive (…) »

Des réactions et objectifs… divers

Des soutiens du gouvernement jusqu’aux réformistes antilibéraux, toutes les forces de la gauche institutionnelle ont réagi à cette proposition. Avant même qu’elle ne soit rendue publique, elle avait été au centre d’une « réunion au sommet » organisée par les directions du (mal en point si ce n’est moribond) Front de gauche. Le Monde en avait rendu compte dans son édition du 23 janvier, sous le titre « Mélenchon peaufine sa candidature pour 2017 ».

C’est précisément le premier obstacle en travers de la « primaire à gauche » : le chef du PG, soutenu par l’ensemble de la direction de son parti, a annoncé qu’il sera dans tous les cas candidat et ne se soumettra donc pas à une telle procédure. Sa campagne est même déjà engagée car, fort de ses 10 % de voix en 2012, il est le candidat naturel de « la France insoumise, le peuple souverain » (slogan de son site, jlm2017).

Pierre Laurent, secrétaire national du PCF, s’est en revanche déclaré favorable à la primaire, sur l’orientation traditionnelle de son parti qui vise à infléchir la politique du PS en tentant de la ramener vers la gauche : « il faut un candidat dans lequel se reconnaissent les socialistes, les écologistes, les gens du Front de gauche, les communistes, qui soit un véritable candidat de gauche », affirmait-il le 7 janvier dans des propos rapportés par l’AFP ; en soulignant à propos de Hollande que « son programme actuel, le programme qu’il met en oeuvre tous les jours, n’est pas un programme de gauche » (on notera le « actuel »).

Cette position, qui laisse entendre que le PCF accepterait de participer à une élection primaire avec le PS, a cependant provoqué des remous au sein de ce parti. Par la suite, le secrétaire national a infléchi sa position, en affirmant que la primaire devrait être précédée d’un « débat », débouchant sur la définition  d’un « socle commun », comme conditions préalables au choix d’un candidat -- tout en en profitant pour inviter Jean-Luc Mélenchon à revenir à un « choix collectif » (L’Humanité, 23 février).

Laurent rejoint ainsi ceux des dirigeants  d’Ensemble qui se sont prononcés en faveur de la primaire tout en y écartant la participation de Hollande ou Valls. A l’instar de la porte-parole du mouvement, Clémentine Autain,  qui appelle à se « fédérer dans un cadre inédit, capable de jeter les bases d’un projet commun pour une gauche du XXIe siècle, d’enclencher un processus de refondation » sur la base d’un « socle commun à des forces aujourd’hui éclatées, allant de la gauche du PS à certains militants du NPA, du Front de gauche à de larges franges d’EE-LV » (Libération, 28 janvier). Le député d’Ensemble en Seine-Saint-Denis, François Asensi (l’un des votants de l’état d’urgence), se déclare pour sa part favorable à la constitution d’un nouveau « front populaire ».

Du côté du PS, ce qui prédomine est l’embarras. D’autant que Hollande n’a toujours pas dit s’il sera candidat à sa propre succession et affirme qu’il pourrait ne se décider qu’en… février 2017, soit à trois mois de l’échéance. Le premier secrétaire, Cambadélis, avait déclaré d’emblée que « soit c’est la primaire de toute la gauche, de Macron à Mélenchon – et c’est la seule qui fonctionne, qui permet de gagner l’élection – ; soit c’est une primaire qui départage Pierre Laurent, Jean-Luc Mélenchon et Cécile Duflot et vous comprendrez que les socialistes n’en soient pas. » La direction du PS semble, à ce jour, se tenir à ce positionnement.

Elle vient cependant de recevoir un coup majeur avec la spectaculaire prise de distance de Martine Aubry, accompagnée de ses principaux lieutenants et de Benoit Hamon, venant après la publication de l’avant-projet de loi El Khomri dont l’objectif est de détruire des acquis majeurs consignés dans le code du travail. L’évolution de ces dirigeants socialistes répond à l’évidence à des calculs d’appareil, mais elle est avant tout une conséquence du rejet et de l’opposition qui grondent et croissent dans la classe ouvrière et la jeunesse, face à un gouvernement dont la politique s’éloigne même du social-libéralisme pour s’apparenter de plus en plus à une forme de néoconservatisme.

Le passage d’Aubry et consort à une quasi « opposition de gauche » a eu pour corollaire leur prise de position en faveur de la primaire à gauche – toute la gauche y compris Hollande s’il se représente, sans que les dissidents du PS disent quel candidat ils défendraient alors. Quoi qu’il en soit, ce geste conforte une des motivations centrales des initiateurs de l’appel : la défiance envers Hollande-Valls et leur gouvernement.

Place à la lutte de classe !

Entre le PS, l’opposition interne au PS, le PCF et le PG, sans parler d’une EE-LV tétanisée après la défection de sa secrétaire nationale, les désaccords (et les intérêts d’appareil qui les déterminent largement) sont si nombreux et profonds que l’on voit mal comment la proposition de primaire pourrait se concrétiser.

Celles et ceux qui militent pour elle s’inspirent souvent des exemples de Jeremy Corbyn, récent vainqueur surprise de l’élection interne à la direction du Parti travailliste britannique, ainsi que de Bernie Sanders, qui parvient à concurrencer Hillary Clinton dans la course à la nomination présidentielle du Parti démocrate US. Mais la configuration des forces politiques en France est très différente de celle de ces deux pays.

En dépit de sa dérive blairiste, le Labour avait conservé une place particulière du fait de son lien organique maintenu avec les syndicats. Aux Etats-Unis, dans le cadre du bipartisme qui régit toute la vie politique, le Parti démocrate, quand bien même sa politique est depuis des temps immémoriaux totalement pro-business et impérialiste, reste considéré par de larges secteurs du salariat et de la société comme un vecteur possible de leurs aspirations.

Ici, malgré la polarisation bipartite à laquelle poussent les institutions, une série de formations politiques issues des luttes et traditions du mouvement ouvrier – principalement d’origine stalinienne, social-démocrate et trotskyste – ont pignon sur rue. Et, comme beaucoup l’ont dit par ailleurs, la France reste par excellence un « pays politique ». Avec les avantages (des forces structurées défendant des programmes) et les inconvénients (une spontanéité qui peut parfois en être bridée). Que l’on pense par exemple à la mobilisation qui démarre dans la jeunesse : elle n’a pas été initiée par une assemblée ou coordination autonome ou indignée, mais par un front de 20 organisations politiques et syndicales.

Ce cumul de raisons justifie que la primaire de la gauche institutionnelle soit le dernier de nos soucis. Cela n’implique évidemment pas de se désintéresser des échéances électorales à venir. Le mouvement social qui se réactive nous indique la voie à y suivre : défendre ses revendications et aspirations, montrer les moyens de les réaliser – évidemment non institutionnels mais basés sur les luttes et l’organisation des exploités.

Jean-Philippe Divès

  • 1. S’agissant des institutions de la Ve République, la version longue de ce texte affirme qu’elles sont « inadaptées et sclérosées » tandis que la version courte (car il y en a deux !) proclame « nous refusons la paralysie de nos institutions ». On y verra ou non une contradiction, le plus vraisemblable étant que les initiateurs ne savent pas bien eux-mêmes quoi en penser.