Publié le Lundi 17 mars 2014 à 07h07.

Exposition : Rituels de crises et crises sans rituels

En levant le voile sur les sociétés d’initiéEs du bassin du Congo et leurs objets rituels les plus spectaculaires, la nouvelle exposition du musée Dapper ouvre aussi le regard sur nos propres fonctionnements sociaux.

En décembre 1968, Michel ­Leiris et quelques autres acteurs des événements de mai installaient au musée de l’Homme une « exposition sauvage », intitulée Passages à l’âge d’homme. Il s’agissait en particulier de montrer, « dans notre civilisation comme dans d’autres », que « les façons de dresser les jeunes et de les engrener dans la vie de la société, initiation rituelle ou enseignement d’ordre scolaire, peuvent aboutir à des échecs ou se heurter à des refus », voire susciter des « réfractaires » s’écartant « des normes avec éclat : Sade, Lacenaire, Rimbaud, par exemple », l’ethno­logie apportant ainsi son éclairage au mouvement contestataire. Dans des circonstances toutes différentes et une perspective essentiellement scientifique, anthropologique et muséo­graphique, « Initiés du bassin du Congo » pose pourtant les questions mêmes qu’avaient formulées il y a 45 ans Leiris et ses amis, et qui s’organisaient autour de la notion de « crise », c’est-à-dire de passage dramatique d’un état à un autre, pour l’individu ou l’ensemble de la société.

Initiation(s)Tuer l’enfant pour faire naître l’adulte, la plupart des initiations évoquées par cette exposition commençaient ainsi, non sans sévères brimades, privations ou même mutilations dont le très rigoureux et savant catalogue ne cache rien. Dans cette vaste région d’Afrique centrale, presque tous les garçons subissaient la circoncision, les filles n’étaient excisées que dans les zones voisines du Soudan et de la Centrafrique, des communautés infiniment plus nombreuses pratiquant l’élongation du clitoris et des petites lèvres. S’il fallait d’abord mourir jeune pour devenir vieux, avancer en âge supposait maints rituels supplémentaires en vue d’acquérir des savoirs généralement secrets conférant soit des pouvoirs occultes soit une protection contre des menaces cachées venant de tous côtés. À commencer par les femmes, foncièrement sorcières, et dont on jugeait habile de désamorcer la malignité en les admettant aux grades les plus élevés des sociétés initiatiques. La stabilité sociale dépendait en partie de cet équilibre de magies opposées se neutralisant mutuellement, et de l’organisation de crises rituelles aux issues contrôlées.Réputé pour la qualité exceptionnelle des objets qu’il présente, le musée Dapper offre de nouveau le meilleur de ce qui existe dans ce domaine esthétique et muséographique, empruntant aux musées de Tervuren, Anvers et Rotterdam – les plus riches au monde pour l’Afrique centrale – parmi leurs pièces les plus anciennes et rares, complétées d’autres venues du musée Dapper lui-même et de grandes collections privées, pour former des ensembles dont ne dispose aucune institution similaire et qu’on ne reverra peut-être jamais plus. Quant aux sociétés traditionnelles à l’origine de ces rituels impressionnants, parfois monumentaux, mais aussi pour les nôtres où les rites semblent disparaître tandis que les crises individuelles et collectives persistent ou se multiplient, il faut rappeler ce que Leiris, ici à la fois africaniste et militant, écrivait en 1968 : « Toute crise profonde concerne toutes les classes d’âge, […] toutefois elle affecte les adolescents d’une manière particulière. »

Gilles Bounoure

PS : Depuis plusieurs années, le musée Dapper associe des artistes contemporains à chacune de ses expositions. Ici, les œuvres du Béninois Romuald Hazoumè frappent par leur mélange d’humour et de sens profond des traditions.

« Initiés, bassin du Congo », jusqu’au 6 juillet, musée Dapper, 35 bis rue Paul Valéry, Paris 16e.