Publié le Dimanche 19 novembre 2023 à 11h00.

Au commencement était...Une nouvelle histoire de l’humanité, de David Graeber et David Wengrow

Les Liens qui Libèrent, 2021, 752 pages, 29,90 euros. Bientôt en collection Livre de Poche.

Attention, une bombe a été jetée par ces deux dangereux anarchistes dans la cour des spécialistes des débuts de l’humanité ! Car leur livre, paru en 2021, remet complètement en cause les conceptions habituelles : celle de Hobbes d’un humain foncièrement sauvage et individualiste, se civilisant empiriquement à coups de règles répressives impliquant la naissance des États. Et la conception de Rousseau d’un Homme bon, vivant en petits groupes mais corrompu par l’arrivée de l’agriculture entraînant sédentarisation et apparition de villes, d’États et des inégalités qui vont avec.

Saisonnalité des régimes politiques

Or, à la suite des travaux archéologiques récents, on apprend que des peuples du paléolithique n’étaient pas toujours restés de simples nomades chasseurs-­cueilleurs épris d’égalité. Certains se retrouvaient nombreux à l’occasion pour dresser des monuments impressionnants (des mégalithes) et de grandes bâtisses, révélant une organisation sociale à grande échelle et qui pouvait être très hiérarchisée selon les époques et les lieux. D’autres encore fonctionnaient de façon saisonnière en restant sédentaires et regroupés l’hiver, avec des formes de service d’ordre, tandis qu’ils redevenaient de libres chasseurs-cueilleurs l’été, se dispersant en petites unités et changeant donc en même temps de régime politique.

D’autre part, au néolithique (à partir de moins dix mille ans environ, correspondant à un réchauffement du climat) ont vécu pendant longtemps encore des peuples qui, connaissant pourtant les techniques de l’agriculture, ont choisi de n’en rien faire. Conservant principalement chasse et cueillette, il pouvait leur arriver de s’adonner notamment à de l’arboriculture et aussi à du pastoralisme plutôt qu’à de l’élevage véritable. Autre idée reçue battue en brèche, celle qui affirme la naissance nécessaire des États dès lors qu’il y a de grandes unités à gérer. Or les organisations verticales et autoritaires seraient nées plutôt dans des petites tribus montagnardes pendant que de grandes villes de plaine, aux populations pourtant nombreuses, s’organisaient de façon égalitaire avec peu de coercition.

La construction des États n’est pas une fatalité

Au final, le monolithique scénario déterministe admis jusqu’à présent d’un passage inéluctable de petits groupes égalitaires de nomades chasseurs-cueilleurs vers de sédentaires agriculteurs-­éleveurs nécessairement encadrés par des États inégalitaires, ce scénario vole en éclats. Et ce, au profit d’une histoire beaucoup plus foisonnante et passionnante dans laquelle on se rend compte que premièrement les sociétés d’alors remettaient en cause relativement facilement leurs modes d’organisation, passant de sociétés verticales, autoritaires et belliqueuses à des sociétés aux valeurs opposées, et vice et versa et que, deuxièmement, ces dernières, un peu partout et à diverses périodes, ont duré sans en passer donc par des bureaucraties étatiques avec des chefs à leur tête. Une cité située au Mexique, par exemple, après s’être débarrassée de sa hiérarchie, avait lancé un véritable programme de logements confortables pour tous ses habitantEs. Si l’on a peu entendu parler de ces sociétés, c’est l’effet d’un tri sélectif de la majorité des spécialistes de ce domaine. Influencés par l’idéologie dominante, ils les minorent au profit des plus hiérarchisées et patriarcales : royaume Inca, Égypte antique, cités grecques... particulièrement choyées, notamment par les directeurs de musées. Au motif, sans doute, que ces dernières, les plus à notre image, semblent comme des étapes logiques qui ont mené naturellement aux États d’aujourd’hui ainsi justifiés comme des fatalités.

Ce que contestent les auteurs, c’est donc cette prétendue fatalité des fonctionnements autoritaires pourtant mis en cause régulièrement par nos ancêtres. Et si perte du paradis terrestre et de la supposée innocence des chasseurs-cueilleurs il y eut, les conséquences les plus néfastes ne sont pas tant au niveau des inégalités qu’au niveau des libertés, dont celle de changer de système politique. La question à se poser étant désormais : comment en sommes-nous arrivés à ce degré uniforme de contrôle des individus, de perte d’autonomie et d’acceptation de l’ordre établi ? Et quelles pistes pour en sortir ?

Il y a encore plein d’autres choses dans ce livre touffu (752 pages), fondateur et émancipateur, dont l’abondance des pistes nouvelles qu’il soulève appellent, probablement, d’autres travaux pour les approfondir.