Publié le Lundi 24 juillet 2017 à 09h29.

Politique(s) des camps

Dispositif de confinement, le camp est une réalité à la fois ordinaire et hors du commun dans l’imaginaire politique contemporain...

Ordinaire parce que le camp – qu’il ait pour nom « camp de réfugiés », « zone de transit », « centre de rétention », « jungle », etc. – fait désormais partie du paysage (médiatico-politique et urbain) ; hors du commun car le camp, territoire en marge des États auquel les États refusent le statut de territoire, enferme des populations dans une radicale extériorité au monde, puisqu’interditEs de circuler, de travailler ou de s’installer. 

L’« encampement du monde »

Produit d’un système capitaliste globalisé et de plus en plus instable qui, aux sources traditionnelles de déplacement forcé et d’expulsions (guerres et misère), a ajouté le basculement climatique, ces individus traités comme surnuméraires se comptent aujourd’hui par millions (plus de 12 millions à l’échelle mondiale selon les estimations courantes). Ils vivent dans des conditions très variables, où la privation et la réclusion sont généralisées mais à des degrés inégaux, dans des lieux qui peuvent être éminemment provisoires et menacés chaque jour d’opérations de police destructrices, ou, au contraire, s’inscrire dans le temps long et voir plusieurs générations se succéder (comme c’est le cas des camps palestiniens). 

La multiplication des camps à travers le monde a amené l’anthropologue Michel Agier à parler d’« encampement du monde »1, pour désigner non simplement un ensemble disparate de lieux sous la tutelle d’institutions diverses (ONU, États nationaux) ou de bureaucraties humanitaires, mais une logique politique de contrôle et d’enfermement dont la généralisation et la banalisation sont manifestes, en Europe et ailleurs. À ce titre, le camp constitue non pas une survivance honteuse des horreurs du 20e siècle, un espace d’exception en voie de normalisation ou un îlot répressif dans un océan de liberté, mais un laboratoire et une anticipation d’un monde à venir. 

En effet, le caractère de plus en plus chaotique des rapports entre États, les guerres par procuration menées ici et là par les impérialismes concurrents pour l’appropriation des ressources et la conquête de positions stratégiques, la crise structurelle du capitalisme ainsi que la destruction en cours de l’environnement (donc des conditions de vie et de travail de centaines de millions d’individus), ont toutes les chances d’accroître les déplacements forcés. Sans victoires décisives d’une politique d’émancipation, cela amènera immanquablement les États et les institutions internationales à recourir de plus en plus à la logique du camp pour gérer ceux et celles qui, du point de vue du système, ne représentent jamais que des « dommages collatéraux ». 

De la survie à la résistance

Les camps ne sont pas le simple réceptacle passif de populations en déshérence. Ils ne sont pas l’espace sans règles ni solidarités qu’imaginent volontiers des décideurs soucieux d’imposer ce qu’ils nomment « l’ordre », c’est-à-dire leur ordre ; ils ne sont pas non plus le lieu parfois rêvé par les militantEs, où s’aboliraient enfin les frontières et où les damnéEs de la terre n’auraient d’autre objectif que de s’organiser et de lutter collectivement pour un autre monde. Les camps sont d’abord des territoires concrets que des individus, aux trajectoires complexes et heurtées, cherchent à habiter malgré tout : malgré le provisoire et la répression, malgré la réclusion et le contrôle. 

Dans ces espaces se constituent avec les moyens du bord des communautés de survie qui se muent, presque toujours, en communautés de résistance – d’une résistance souvent invisible (parce qu’occultée par les « grands » médias), difficile (car dictée par les conditions de vie déshumanisantes qui leur sont imposées), mais opiniâtre, obstinément tendue vers des revendications fondamentales et des objectifs vitaux : rejoindre des membres de sa famille, retourner (enfin) dans le pays dont on est exilé, travailler dans des conditions décentes, ne plus être soumis à la surveillance étroite d’une administration tatillonne ou à la menace permanente d’une police brutale, mener une vie digne. 

S’instaurant dans les interstices d’un système économique et politique en pleine décomposition, ce monde de camps est aussi le nôtre, même malgré nous, car c’est au nom de « notre sécurité » et en défense de « nos territoires », que l’on enferme et contrôle une population constituée comme indésirable par le fait même de l’« encampement ». C’est donc aussi à nous, en construisant des liens étroits avec ceux et celles qui habitent les camps, de contester, non les conditions qui leur sont faites dans ces espaces, mais la logique même du camp – en lui opposant celle de la solidarité. 

Ugo Palheta

  • 1. M. Agier (dir.), Un monde de camps, Paris, La Découverte, 2014.