Publié le Mercredi 19 juillet 2017 à 09h31.

« Les associations, alors qu’elles contestent les politiques migratoires, en deviennent parfois des opérateurs »

Entretien.Mathilde Pette est sociologue et travaille notamment sur l’engagement militant en faveur des étrangerEs. Nous avons décidé de l’interviewer à propos du militantisme associatif en faveur des migrantEs et de se récentes évolutions. Mathilde Pette sera présente à l’Université d’été du NPA, fin août à Port-Leucate. 

Quelles conséquences a eu l’évolution des politiques migratoires sur les rapports entre l’État et les associations ? En quoi cela a-t-il transformé les pratiques militantes ? 

On peut penser les rapports entre l’État et les associations sous plusieurs angles. D’abord, les modes d’action mis en place par les militantEs varient selon les décisions politiques. Un exemple : au début des années 1970, face aux premières mesures de fermeture des frontières, les militantEs s’organisent pour riposter. C’est le tournant de la défense, le droit devient progressivement une arme pour les militantEs, des juristes s’investissent, etc. Les circulaires Marcellin-Fontanet datent de 1972, le Gisti est fondé la même année. À partir de cette date, on observe une juridicisation croissante des pratiques militantes.

C’est aussi le cadre même de l’action associative qui est délimité par les politiques migratoires. Des lieux et dispositifs de politique publique sont en partie ou intégralement gérés par des associations : on peut penser aux CRA (Centre sde rétention administrative), aux CADA (Centres d’accueil pour demandeurs d’asile), aux centres d’accueil successifs mis en place à Calais ou aux CAO (Centres d’accueil et d’orientation) plus récemment. Le choix des associations se faisant notamment par le biais d’appels d’offres, l’État choisit ses partenaires. De manière plus pernicieuse, il arrive que les militantEs se retrouvent à assurer des tâches qu’ils/elles dénoncent par ailleurs. 

Ainsi, quand des militantEs participent dans une préfecture à une commission de réexamen de situations d’étrangers sans papiers, ils/elles constituent des dossiers, choisissent des pièces justificatives, etc. Et comme le nombre de dossiers pouvant être présentés chaque mois est limité, ils/elles se retrouvent à choisir parmi les situations individuelles. Ils/elles opèrent donc un tri, alors même qu’une partie d’entre eux et elles revendiquent une régularisation de touTEs les sans-papiers ! Sur quels critères le choix se fait-il ? Essentiellement en fonction des résultats obtenus durant les mois précédents, donc sur des critères définis par l’État.

Les associations, alors même qu’elles contestent les politiques migratoires, en deviennent parfois des opérateurs. Et les représentants de l’État le savent bien, ils en usent et délèguent de manière croissante au secteur associatif, en partie par l’octroi de subventions. J’y vois un double intérêt pour l’État : tout en définissant les règles du jeu, il contient d’une part la conflictualité sociale et, d’autre part, peut fonctionner à moindre coût. Un phénomène qui n’est évidemment pas spécifique à ce secteur d’intervention… 

Tu parles d’une « impasse humanitaire » dans un de tes articles, que veux-tu dire par là ?

Je parle d’« impasse humanitaire » au sujet des associations qui interviennent auprès des populations migrantes présentes notamment à proximité de Calais, et qui cherchent à rejoindre l’Angleterre. On parle souvent du Calaisis comme d’un cul-de-sac. La situation frontalière y est assez contre-intuitive. Quand on parle de Frontex et de la gestion des frontières externes de l’Union européenne, on pense aux populations que l’on empêche d’entrer dans l’espace Schengen. À Calais, c’est l’inverse puisque les autorités françaises et britanniques œuvrent ensemble pour les empêcher d’en sortir ! La gestion de la frontière se fait sur le territoire français et le nord de la France devient en quelque sorte une zone d’attente à ciel ouvert pour les exiléEs, une zone de stockage.

Cette image de l’« impasse » fonctionne également si on pense aux associations. Quand on observe le travail réalisé par les militantEs, on se rend compte que l’aide humanitaire y est prépondérante : construire et réparer des abris, préparer des repas, soigner, permettre l’accès à de l’eau potable, distribuer des vêtements, des chaussures, des couvertures, etc. Non seulement l’État est largement absent de ces missions mais une partie du travail réalisé par les militantEs est régulièrement mise à mal par les forces de l’ordre. À chaque fois qu’un campement est détruit, qu’un squat est expulsé ou que les affaires personnelles de migrantEs sont détruites ou jetées, il faut tout recommencer… 

En ce sens, les formes du militantisme sont bien façonnées par les politiques migratoires et par les choix politiques. À Calais, l’absence de prise en charge réelle des besoins des migrantEs par les autorités françaises est flagrante et ce sont les militantEs qui pallient ces manquements. La situation avait quelque peu évolué en 2015-2016, pendant cette période labellisée « crise migratoire internationale », quand plusieurs dispositifs avaient été mis en place par les autorités. Mais désormais, après le démantèlement de la « Jungle » à l’automne 2016, on est revenu à une situation très proche de ce que l’on connaissait avant.

D’après tes enquêtes et ton expérience militante, notamment à Calais, comment pourrait-on sortir de cette impasse ?

Ce serait facile de répondre à cette question en égrainant les revendications politiques : la création de centres d’accueil publics et pérennes libres d’accès sans système d’identification des migrantEs, des centres non mixtes pour les femmes avec ou sans enfants, des procédures de demandes d’asile plus rapides, l’arrêt des violences policières à l’égard des migrantEs, la fermeture des centres de rétention administrative, la libre circulation, etc. Toutes ces revendications sont justes et sensées.

Mais je pense que la question est plus profonde. Une question que se posent tant de militantEs engagéEs sur le terrain… Un dilemme d’une certaine manière : quel équilibre trouver entre, d’une part, le quotidien de la situation de terrain et la rencontre avec les migrantEs et, d’autre part, la stratégie politique, les convictions et les rapports de forces que l’on cherche à établir avec les autorités ? 

C’est le même type de dilemme face auquel se retrouvent les militantEs qui siègent dans la commission préfectorale de réexamen de situation d’étrangerEs sans papiers évoqués plus haut. Face au faible nombre de régularisations, on me demande souvent ce qui maintient les militantEs associatifs dans le dispositif. Pourquoi continuent-ils/elles à travailler tant pour obtenir si peu alors même que cela va à l’encontre de leurs convictions ? Parce que, même en faible nombre, ce sont toujours quelques régularisations obtenues. Mieux que rien. Obtiendraient-ils/elles plus en établissant un rapport conflictuel avec la préfecture ? Personne ne le sait. 

Il y a quelque chose de l’ordre de l’écosystème de la cause des migrantEs : les militantEs engagéEs dans l’aide humanitaire tiennent aussi car des répertoires d’actions – plus contestataires, plus revendicatifs – sont mobilisés par d’autres. Et inversement, cette action protestataire est possible sur le terrain, car d’autres assurent les aspects pratiques et concrets. Dit autrement, les modes d’action se complètent et les militantEs circulent parfois entre les deux. Un équilibre délicat à trouver et une question difficile à résoudre, que ce soit individuellement ou collectivement.

Propos recueillis pas Ugo Palheta