Publié le Lundi 10 juin 2013 à 13h57.

Extrait de textes de Daniel Bensaïd sur la république

Les textes dont des extraits sont reproduits dans ces pages sont disponibles sur le site www.danielbensaid.org

Modèle national républicain contre modèle post-national européen (1993)

Il serait vain de prétendre conjurer la menace d’un néo-impérialisme européen en réhabilitant le bon vieil impérialisme national : avec ou sans l’Europe, la France est de longue date une puissance impériale et coloniale. Nos prétendues vertus républicaines ne constituent pas l’antidote aux nouvelles tentations impériales. L’image de la République peut faire vibrer l’imaginaire collectif. Mais de quelle République s’agit-il ? Il y eut des Républiques, au pluriel : celle de 1793, celle de 1848, celle de 1875-1881. À les mêler et les confondre, le mythe républicain se superpose simplement au mythe national. Le pacte républicain de la IIIe République est une réplique des classes possédantes à la grande peur de la Commune de Paris, celui de la IVe à la grande peur de la Résistance populaire. L’idée laïque a sans doute sa source dans l’élan révolutionnaire, mais son institutionnalisation sous Jules Ferry instaurait une nouvelle religiosité positiviste d’Etat. C’est cette République-là et non la République révolutionnaire de l’An II qui a subordonné la citoyenneté au code de la nationalité, sur fond d’expéditions et de conquêtes coloniales ! Comme son maître Auguste Comte, Ferry-Tonkin était un homme d’ordre.

 

La République inachevée (1998)

Il faut pour cela déployer la dimension historique de la République. Il ne s’agit pas d’un pur esprit, d’une idée pure, d’un spectre qui hante l’histoire, de Rome à Jules Ferry ou à Clémenceau. La République de l’An II est révolutionnaire, tout entière du côté du pouvoir populaire constituant et de ses promesses. La IIIe République n’est déjà plus révolutionnaire mais nationale, du côté de l’institué, de l’ordre positiviste, de son quadrillage institutionnel. Bien sûr, il reste en elle quelque chose de l’origine, des principes encore actifs, mais juin 1848 est passé par là, et elle est née des cendres de la Commune.

Désormais, on le sait, la République sera sociale ou ne sera pas. Et elle sera universelle. En ce sens, la République a pu devenir la formule polémique d’un socialisme internationaliste. À reculer sur ces points, à prétendre faire tourner à rebours la roue de l’histoire, pour opposer à la dérégulation marchande, non pas une République en mouvement, mais un mythe républicain, on finit par tomber dans une République autoritaire et disciplinaire, d’ordre plus moral que civique, plus sécuritaire que solidaire.

Parler de République sociale ne signifie pas réduire la politique au « social », se détourner du champ spécifiquement institutionnel pour assigner aux mouvements sociaux de s’instituer eux-mêmes Etat. C’est seulement rappeler qu’après les expériences fondatrices de 1793, de 1848, de 1871, la lutte pour la démocratie politique n’est plus dissociable de son contenu social ; que la propriété, c’est le pouvoir ; qu’on peut lutter pour des réformes institutionnelles sur le mode de scrutin, sur les assemblées représentatives, sur la parité, mais que le chômage est un cancer qui mine les meilleures formules démocratiques.

C’est banal, mais essentiel.

 

République et institutions : briser le présidentialisme (2007)

Madame Royal dit-elle autre chose ? Elle a fini, dans son discours du 18 mars, par lâcher le mot de VIe République : « Cette République nouvelle, farouchement accrochée à ses identités et à ses diversités (…), ce sera notre VIe République. » Mais le flacon ne fait pas l’ivresse : « La nature de la République, et pas seulement son numéro, fait problème en France. » La proposition de Royal promet le mandat unique, une dose de proportionnelle, la suppression du 49-3, mais elle ne limite en rien les pouvoirs du président. La « France présidente » entend, au contraire, utiliser à plein la fonction : « Je serai la présidente de la juste autorité, car je sais où je vais et comment j’y vais. » Elle le sait si bien qu’elle a renoncé à proposer une assemblée constituante, sans laquelle on ne voit plus de quel pouvoir émanerait sa VIe République, et se contente d’évoquer un « comité constituant », aussi peu démocratique que celui qui concocta, sous la présidence de Giscard, le traité constitutionnel européen…

Pour qu’une gauche digne de ce nom ressuscite du « sépulcre constitutionnel » où la gauche libérale s’est volontairement ensevelie, une réforme démocratique radicale exigerait la convocation d’une assemblée constituante et la suppression de l’élection au suffrage universel du président de la République, clé de voûte du bonapartisme institutionnalisé. Elle exigerait aussi un mandat unique renouvelable une seule fois, un système proportionnel intégral par régions – et non l’injection d’une dose homéopathique de proportionnelle – avec correction nationale prenant en compte les restes, le droit de vote pour tous les résidents étrangers, l’exercice garanti du droit à l’autodétermination pour les départements et territoires d’outre-mer.

Elle exigerait la suppression du Sénat et son remplacement par une assemblée issue des mouvements sociaux. Elle devrait radicaliser le droit du sol, en opposant à la notion généalogique d’identité, celle d’une citoyenneté élargie à tous ceux et celles qui vivent et travaillent sur le territoire. Elle devrait supprimer la tutelle préfectorale sur les communes héritée de l’Empire, promouvoir une expansion de la démocratie communale et remplacer le Conseil constitutionnel, nommé par une commission parlementaire élue à la majorité des deux tiers. Elle devrait surtout favoriser la reconnaissance de droits de contrôle et d’autogestion sur les lieux de travail, réduire le temps légal de travail pour faciliter la rotation des mandats et la déprofessionnalisation des pouvoirs, instituer la révocabilité des élus par leurs mandants et aligner leur indemnité sur le salaire d’un travailleur qualifié.