Publié le Jeudi 14 septembre 2023 à 11h00.

« Nous pensions que notre lutte était la lutte de tous les travailleurs »

Entretien. À Bretoncelles, en décembre 1974, les ouvrières et ouvriers de l’équipementier de l’automobile Piron, confrontés à une menace de fermeture, se mettent en grève, occupent l’usine et licencient leur patron. Ce geste radical résonne loin : on en parle dans Ouest-France, Le Perche, Libération et Le Monde. Commence une longue lutte pour maintenir l’intégralité des emplois. Antoine Rubinat, salarié de Piron, revient sur cette lutte.

Comment a démarré la grève ?

L’action et la prise de conscience ne se sont pas faites du jour au lendemain. Piron était une boîte décentralisée dans un petit village du Perche, rural, à la recherche d’une main-d’œuvre docile, peu payée, peu qualifiée, sans tradition de lutte, et à majorité féminine.

Adhérent à la Ligue communiste en 1972, désirant quitter la région parisienne pour le Perche j’ai demandé au « national » de me désigner une « boîte » dans laquelle il serait intéressant de s’implanter. La réponse a été Moulinex à Alençon. Sans réponse après quelques semaines, Danièle, ma compagne et moi avons été embauchés chez Piron à Bretoncelles. J’ai demandé à l’UD CGT de me donner mandat pour organiser les élections professionnelles. Le secrétaire de l’UD CGT m’a répondu : « Vous avez postulé pour l’entreprise Moulinex, vous n’y rentrerez jamais. De même, ne comptez pas avoir de mandat chez Piron, compte tenu de votre appartenance à la LC. » La CFDT à Caen, à laquelle j’ai indiqué que j’étais militant à la LC, m’a mandaté.

Les conditions de travail étaient moyenâgeuses. Aucun respect de la convention collective, de la personne : huit accidents de travail par amputation des doigts, d’une main, un œil crevé, une fracture et plusieurs écrasements. Six mois plus tard, Danièle est licenciée pour avoir déclaré un accident trajet-travail, au cours duquel un salarié avait trouvé la mort. Des ouvrières proposent un débrayage. Notre implantation en dépendait, aussi j’ai demandé de n’en rien faire.

Lors des élections des déléguéEs du personnel de novembre 1973, nous obtenons les 4 sièges et mettons en place un Comité d’hygiène et de sécurité. Rapidement, une liste de 26 licenciements a été annoncée au Comité d’entreprise, en majorité parmi les cadres et des représentants FO aux ordres de la direction. Après intervention de la CFDT, la direction annule les licenciements, et les salariéEs à la fabrication obtiennent 80 centimes de l’heure.

Face à l’inquiétude sur l’avenir de l’usine nous faisons appel à un cabinet d’expertise comptable. Le 10 décembre 1974, la direction « souffle » que « la clef sera mise sous le paillasson en janvier ». Les salaires de novembre ne sont pas versés et le 12 décembre, les ateliers ne sont pas chauffés.

Spontanément, l’ensemble du personnel se met en grève. Les délégués CFDT refusent de se rendre à la convocation de la direction : « Si vous voulez faire une communication, l’ensemble du personnel vous attend ». Les questions ont fusé sur la fermeture, les cadences, la sécurité, l’hygiène, les conditions de travail. Piron s’est retiré dans son bureau et a convoqué le Comité d’entreprise.

Un camion de la CEPEM, un client, venant à la demande de Piron, récupérer ses outils (qui ­n’appartiennent pas à Piron, mais au client), des camarades bloquent les camions et refusent l’enlèvement des outils. L’ensemble des salariéEs se joint aux élus et envahissent le bureau de Piron. Les déléguéEs disent : « Si vous fermez, demain matin vous n’aurez plus rien à faire ici ». Des voix s’élèvent : « Pas demain, tout de suite ». Piron père et fils quittent leur bureau. L’usine était sous le contrôle des travailleuses et travailleurs.

Comment avez-vous continué la fabrication ?

Le 13 décembre, l’assemblée générale du personnel met en place un comité de lutte de 12 membres CFDT, FO, cadres, non-syndiquéEs, révocable tous les matins en AG. La CFDT est majoritaire.

Une moitié des salariéEs à la production, l’autre moitié à la popularisation de la lutte, en alternance. Il n’y avait plus de cadences. Renault et CEPEM voulaient récupérer les pièces commandées et l’outillage mis à l’abri, tout en limitant leurs commandes. Une négociation a lieu avec un responsable de chez Renault pour que les pièces soient livrées et payées simultanément, sans passer par la banque. La somme arrivera en banque, nous sera confiée et répartie de manière non hiérarchique en tenant compte de la situation de chacunE.

Cela a duré environ trois semaines. Nous avions des stocks, des commandes en cours mais pas de nouvelles. Avec les plus gros clients, Renault et la CEPEM, il y avait de quoi faire. Nous pensions que Piron voulait fermer l’entreprise sentant son pouvoir sans partage remis en cause par les travailleurEs.

Nous nous sommes rendu compte du pouvoir et de la force que nous avions : dès qu’une machine était défectueuse, les camarades arrêtaient la production et allait voir le CHS et l’Inspection du travail.

Quels liens avec les autres entreprises en lutte, avec les paysanEs ?

Nous pensions que notre lutte était la lutte de tous les travailleurEs. Dès le 1er jour de l’occupation, les portes étaient ouvertes à tous, en permanence. Rapidement sont venus un groupe de musiciens, divers groupes et formations politiques de gauche et d’extrême gauche ainsi que les paysanEs travailleurEs, des petitEs paysanEs, des travailleurEs inorganiséEs, la JOC, l’Abbé Lemonier, pendant que Minute titrait : « Les bolcheviks à Bretoncelles ». Les paysanEs nous ramenaient des lapins, des œufs ; en contrepartie, nous allions les aider quand il s’agissait de défendre un fermier menacé d’expulsion. Nous sommes allés à l’usine Briare occupée, chez Caron-Ozanne. Les LIP se sont déplacés avec vente de montres.

Tu parles de LIP : est-ce que les travailleurs de la boîte connaissaient ?

Pour ma part, bien sûr, mais il n’y avait pas de passé syndical chez Piron, pas de conscience de classe, pas de débat. Les médias disaient :« Vous avez imité LIP ! » Nous avons fait face à un patronat qui venait reprendre notre outil de travail et de subsistance et l’avons mis à l’abri comme nous avons « licencié » Piron père et fils. En situation d’auto-défense, une dualité de pouvoir s’est mise en place à mesure de la radicalisation de la lutte.

La situation s’est tendue : l’Union régionale CFDT avait détaché un militant pour « nous aider » à trouver une organisation et des actions « raisonnables » : quitter l’usine, restituer le « trésor de guerre » contre une entrevue à la préfecture. Elle réussit ce que le patronat et ses suppôts n’ont pas pu faire : un certain nombre de salariéEs acceptent. Pour ma part, je suis convaincu que c’est une erreur grave.

La proposition mise aux voix l’emporte par une courte majorité avec 40 « contre » sur 80/85. Nous décidons d’occuper la mairie de Bretoncelles. L’UR CFDT nous sollicite pour une réunion dans l’enceinte de la mairie, le but étant la restitution du « trésor de guerre ». 

Sans acquis, nous ne lâcherons rien ! Le lendemain une quarantaine de salariéEs occupent la salle des fêtes. Le 19 janvier 1975, un meeting dans cette même salle réunit environ 1 300 personnes, avec l’aide des comités de soutien. 

Le 13 février 1975, les camarades forcent les grilles de la préfecture d’Alençon et, malgré les forces de l’ordre, atteignent la salle d’attente du préfet qui accepte d’en recevoir 7, si les autres évacuent. Mensonge : ils sont embarqués, et les gendarmes libèrent tout le monde en rase campagne. Nous devons rentrer « à pinces » !

De négociations en négociations, la lutte continue, la solidarité aussi. Le samedi 8 mars, nous réoccupons l’usine de manière symbolique. La gendarmerie nous expulse et nous met en garde à vue à Remalard. Une centaine de membres des comités de soutien attend notre sortie.

En mars 1976, reprise de l’unité de production à condition que Joseph Leberre et Antoine Rubinat se retirent. Nous cédons, sans vouloir négocier aucune sorte de compensation.

Propos recueillis par Robert Pelletier

 

 

La manifestation de restitution de la mémoire de la grève des ouvriers et ouvrières de l’usine Piron à Bretoncelles en 1974, aura bien lieu dimanche 17 septembre à 15 heures devant l’usine Selimex (ancienne usine Piron) à Bretoncelles, pour une après-midi festive.

Malgré le retournement du maire de Bretoncelles, annulant le prêt de la salle des fêtes, malgré les pressions de la famille Piron sur le propriétaire actuel de l’ancienne usine pour qu’il revienne sur la mise à disposition des locaux encore existants… mais avec du coup une couverture médiatique au-delà des espérances !