Publié le Vendredi 13 octobre 2023 à 15h00.

« Remettre un peu de spiritualité au centre de nos actions est un acte profondément décolonial et anticapitaliste »

Entretien. L’entreprise française Total fait l’objet d’une plainte au pénal pour ses projets climaticides en Afrique par plusieurs associations écologistes. Nous avons interrogé Romy Dematons, organisatrice pour l’association interconfessionnelle Greenfaith de la campagne StopEACOP, qui fait partie des plaignants. Cette association entend fédérer sur la base de leurs appartenances religieuses des militants écologistes.

Greenfaith participe à la campagne Stop EACOP, peux-tu la présenter ? 

EACOP signifie East African Crude Oil Pipeline et désigne le projet du plus grand oléoduc de pétrole brut chauffé au monde (1 443 km) entre l’Ouganda et la Tanzanie. L’une de nos principales revendications s’adresse à TotalEnergies et c’est la suivante : Stop EACOP. Face à l’urgence climatique, nous ne nous en tenons pas aux injonctions aux « petits gestes » souvent culpabilisantes et déplacées, nous visons les multinationales en organisant plusieurs actions de solidarité, notamment des actions de désobéissance civile non violente. À ce titre, la campagne Stop EACOP vise à se mobiliser en solidarité avec les peuples ougandais et tanzanien, pour contribuer à mettre fin aux projets néocoloniaux menés par TotalEnergies. Ce projet causerait de nombreux désastres à la fois en termes de droits humains et de préservation de la biodiversité : menace de déplacement et expropriation des terres de 100 000 personnes ; pollution des sources d’eau, dont dépendent plus de 40 millions d’habitantes et habitants ; 10,9 millions de tonnes de pétrole qui seraient transportées chaque année, soit 34,3 millions de tonnes de CO2 supplémentaires par an et de nombreuses espèces menacées, etc. 

Heureusement, les mobilisations fonctionnement : 27 banques et 23 assurances ont déjà refusé de financer EACOP grâce aux organisations qui sont en soutien et participent à cette campagne partout dans le monde, al hamdulillah (louanges à Dieu) 

L’un de nos objectifs est de faire entendre les voix des victimes, leur histoire, et de rétablir la vérité, à l’heure où des PDG tels que Patrick Pouyanné reçoivent admiration, glorification et légion d’honneur ! En tant que ressortissantEs de la France, nous continuons donc à nous mobiliser pour que cessent ces projets néocoloniaux directement entrepris par cette entreprise française. C’est donc un combat profondément ancré dans les réalités sociales de certaines minorités religieuses, et ce combat mériterait d’être davantage visibilisé et entendu par une partie de la gauche qui, malheureusement, lutte contre le classisme en faisant fi des questions antiracistes. La lutte des classes ne pourra pas se faire sans luttes contre l’islamophobie et anticoloniales.

Tu mets en évidence l’importance des luttes anticoloniales et contre l’islamophobie : penses-tu donc qu’il est pertinent de considérer Greenfaith comme une composante des mouvements anti­racistes ? 

Bien sûr ! Malheureusement, nous sommes marginalisés par beaucoup de collectifs militants, y compris au sein des « mouvements climat ». La dimension multiconfessionnelle est souvent incomprise, et rejetée, alors même qu’elle crée du pouvoir d’agir : elle permet notamment à des musulmanes et musulmans, majoritairement issuEs de classes populaires, d’agir pour des changements systémiques tout en étant « protégéEs » par l’interreligieux. Notre démarche se veut donc pleinement anti­raciste et cela fait bien sûr partie de nos objectifs. Nous nous formons sur ces questions, à travers un centre de ressources antiracistes, mais aussi des ateliers animés par Hala, une autre consultante musulmane de Greenfaith, sur différents sujets : la désobéissance civile non violente en contexte minoritaire ; violences policières et urgence climatique ; néocolonialisme, capitalisme et multinationales ; impérialisme, productivisme et surconsommation, colonisation et changement climatique ; blanchité, civilisationalisme blanc, racisme, antisémitisme et islamophobie, petits gestes vs changements systémiques, etc. À titre personnel, je commence également à former d’autres mouvements à ces questions, à travers les ateliers « alliéEs en devenir », notamment animés lors du camp climat Stop Total l’été dernier.

Tu es la représentante musulmane d’un mouvement interconfessionnel écologiste. Pourquoi était-il pertinent selon toi d’associer religion et écologie ? 

Merci beaucoup pour cette question ! En tant qu’organisatrice, chargée de mobilisation Islam et Stop EACOP, je m’exprime et j’agis surtout en mon nom, et avec l’ensemble des activistes : je suis moi-même membre de ces communautés, je n’ai pas vocation à les représenter. En France, nous sommes actuellement 3 femmes musulmanes en consulting1 : Hala, Mounia et moi agissons aux côtés d’activistes musulmanes à l’international, telles que Nana Firman ! Il faut savoir que GreenFaith est une ONG interreligieuse basée aux États-Unis, mais nous sommes également présents en France, en Indonésie, en Ouganda, au Kenya, au Brésil ou encore au Japon ! 

Les personnes croyantes représentent plus de 80 % de la population mondiale, et la religion est un moteur d’engagement très puissant. À titre personnel, c’est justement parce que je suis musulmane, que j’essaye d’être cohérente dans mes aspirations et mes actions. La religion a longtemps été perçue comme « l’opium du peuple », elle est d’ailleurs très souvent instrumentalisée à des fins politiques. Mais l’anticléricalisme — et le mouvement laïcard qui traverse la France depuis plusieurs années — est lui-même un outil de domination des minorités musulmanes, complètement néfaste et dévastateur. 

Dans un monde où priment l’individualisme, l’exploitation, le matérialisme, je pense que remettre un peu de spiritualité au centre de nos actions est un acte profondément décolonial et, de fait, anticapitaliste. C’est en effet faire place à différents systèmes de croyances — sans les imposer — et en les respectant, c’est repenser à la source originelle des êtres humains, du vivant, et c’est agir en faveur de valeurs communes telles que la solidarité, l’inclusivité, la compassion, l’audace, le courage, la transparence et l’intégrité. 

Ensuite, pourquoi associer spécifiquement la religion et l’écologie ? D’une part, parce que toutes les religions invitent à la préservation du vivant, au respect d’autrui et accordent une place fondamentale à l’écologie, et d’autre part, parce qu’en tant que musulmane, il est très important pour moi de vivre en conscience et de laisser les traces les moins néfastes pour les générations à venir. C’est donc ma foi qui nourrit au quotidien mon engagement. À l’heure où l’on n’interroge les femmes musulmanes que sur le port du foulard, à l’heure où l’on voudrait nous réduire à des sujets très restreints, je suis fière de mettre en avant les voix d’actrices de changement qui se réapproprient leurs héritages culturels, religieux et agissent selon leur propre agenda, en mêlant religion et écologie. 

Propos recueillis par Hafiza B. Kreje

  • 1. Le consulting consiste, pour une entreprise ou une ONG, à faire appel à des spécialistes d’un domaine. En l’occurrence, Romy est politiste, diplômée de Sciences-Po et de la Sorbonne (Paris – Abou Dabi), et a édité son travail de recherches aux Éditions Calem, Décoloniser les progressismes en Islam en 2021.