Publié le Lundi 8 août 2016 à 10h52.

Le disparu de Nuit debout - Épisode 4 - Une mésaventure qui aurait pu se terminer plus mal

 

[Episode 1] - [Episode 2] - [Episode 3] - [Episode 4]

 

Les journées terriennes étaient beaucoup plus courtes que nos cycles. Je consacrais celles-ci à parcourir les rues et à interroger les passants. Du moins à essayer car aucun ne s’arrêtait. Quand je revins place de la République, il y avait encore beaucoup plus de monde que la veille. Je distinguai une rangée d’hommes, tous habillés de la même manière. Je crus qu’il s’agissait des postiers car mon encyclopédie intergalactique m’avait appris qu’ils portaient un uniforme. Mais, comme je m’approchais à la recherche de Josiane, l’un d’eux brandit un objet d’une nature inconnue et me frappa violemment. Je ne ressentis qu’une faible sensation désagréable, mais mon enveloppe métabolique avait été endommagée, ce qui était fort ennuyeux car Hydra 8 risquait de me le reprocher. Un liquide visqueux s’échappait de mon épaule déchirée.

– Bordel, je ne savais pas que les bougnoules avaient du sang vert, dit l’un des hommes en uniforme, avec une expression que mon décodeur caractérisa comme « dégoûtée ».

Je voulus m’approcher de lui pour l’interroger sur le sens de cette phrase incompréhensible pour mon dictionnaire et sur les motivations de son comportement, mais un de ses voisins me donna un coup plus violent encore qui me fit perdre mon équilibre. Et comme je crois vous l’avoir dit, c’est beaucoup plus difficile de tenir debout sur deux jambes que sur six tentacules. Ils m’entourèrent, de sorte que je ne vis bientôt plus qu’une masse sombre, et se mirent à me donner des coups de pieds.

– Vous n’êtes pas des postiers ? eus-je le temps de demander avant de m’évanouir.

Quand je repris connaissance, je me trouvais dans la cabine de téléportation.

– Le système d’alerte, de dématérialisation quantique et de reconstitution cellulaire a parfaitement fonctionné, dit le technicien. Je vous l’avais dit, cette cabine fonctionne très bien, c’est vous qui ne savez pas vous en servir.

Les tentacules du chef de service s’agitèrent pour signifier son irritation, mais il ne protesta pas.

– En tout cas, son enveloppe n’est pas en bon état. Je ne sais pas du tout si elle sera réparable. Et ça va coûter la peau de ventouse à l’université, si vous voulez mon avis.

***

– Vous êtes fier de vous, Azathoth ? me lança Cthulhu, quand je me présentai dans sa bulle le cycle suivant, après m’être remis de ces émotions. J’espère au moins que vous allez nous pondre une thèse de haut niveau, sinon vous pouvez dire adieu à votre doctorat.

– J’ai recueilli en effet des éléments très intéressants sur la société terrienne, dis-je. En fait, ça dépasse le cadre de la science politique intergalactique. Par exemple, sur leur sexualité, mais je ne suis pas resté assez longtemps sur place pour avoir la certitude que les coups que m’ont donné ces hommes relèvent d’une forme d’expression ou de frustration sexuelle…

– Vous avez le droit d’émettre des hypothèses sans leur apporter de réponse catégorique. Restez modeste.

– J’ai aussi le sentiment que les êtres qui se réunissent place de la République, en dépit de leur étrangeté, aspirent à construire une société qui, par certains aspects, ressemble à la nôtre, bien qu’ils semblent idéaliser cet univers futur.

Les deux tentacules latérales de Cthulhu se tortillèrent, tandis qu’il émettait un son que mon dictionnaire intergalactique aurait défini comme un ricanement en langue terrienne.

– Je suis bien placé pour vous dire que notre monde connaît toujours des problèmes, bien que nous ayons depuis des millions de cycles dépassé le stade que vos amis de Nuit debout désignent sous le terme de « socialisme ».

Cette fois, je dois avouer que Cthulhu m’impressionna. Il en savait beaucoup plus sur la planète Terre qu’il ne me l’avait laissé entendre lors de l’entretien qui avait précédé mon voyage spatiotemporel. J’avais en effet entendu maintes fois ce terme de « socialisme » place de la République, et je ne l’avais pas utilisé en présence de mon maître de thèse. À moins qu’il n’ait utilisé la télépathie et cherché à me bluffer…

***

Extrait de Mediapart

Le mystère de la Place de la République reste entier.

Le ministère de l’Intérieur a formellement démenti toutes les rumeurs qui courent sur la mort d’un jeune homme. Selon nos sources, aucun hôpital n’a accueilli de victime correspondant à sa description…

***

Cthulhu effleura l’image tridi d’une de ses tentacules supérieures et fit disparaître l’article de Mediapart.

– Vous en avez fait de belles, Azathoth. Vous n’ignoriez pourtant pas que notre charte interdit rigoureusement toute intervention à caractère politique, économique, militaire ou autre dans les sociétés que nous sommes autorisés à visiter.

J’optai pour l’attitude la plus raisonnable : faire profil bas en rangeant sagement mes tentacules le long de mon corps en signe d’humilité.

– Bien, si vous nous sortez une belle thèse, nous oublierons ces maladresses anecdotiques. Il ne me paraît pas indispensable d’en informer la direction de l’université. De toute manière, cette planète est si arriérée qu’il faudrait des millions de cycles avant que ses habitants ne soient en mesure de déposer une plainte contre nous en bonne et due forme devant les institutions intergalactiques. D’ici là, on peut supposer que cette société barbare connaîtra des soubresauts et des conflits sociaux d’une toute autre envergure et finira par évoluer vers des formes d’organisation plus civilisées…

Gérard Delteil