Publié le Mardi 3 décembre 2013 à 09h51.

Le « dialogue national » au chevet du régime tunisien

Le 5 octobre dernier a marqué le démarrage du « congrès national pour le dialogue », sur la base d’une « feuille de route » préparée par le Quartet2 qui parraine cette rencontre. Il s’agit en fait de la reprise du « dialogue national » lancé par le Quartet en mai dernier, mais suspendu suite à l’assassinat du député et leader du Front populaire (FP) Mohamed Brahmi.

Seules les formations politiques représentées à l’Assemblée nationale constituante (ANC) sont acceptées à ce dialogue. Leurs tâches consistent à terminer l’écriture de la Constitution, promulguer une nouvelle loi électorale, mettre en place l’Instance indépendante des élections, fixer la date des élections et se mettre d’accord sur un nouveau gouvernement « de compétences » doté de pouvoirs larges, que devrait présider « une personnalité indépendante ». Le tout dans un délai d’un mois. Le FP en tant que tel a été écarté de ces discussions. Parmi ses 14 composantes, seuls y participent trois partis3 (au côté d’une vingtaine d’autres). Le but serait de sortir la Tunisie de la crise et d’achever sa « transition démocratique ».

Ce « dialogue » prend à contre-pied les centaines de manifestations, sit-in et grèves qui ont réuni, sur l’ensemble du pays, des centaines de milliers de personnes pour imposer la dissolution de l’ANC ainsi que de tous les pouvoirs qui en émanent, notamment le gouvernement transitoire. Ce mouvement révolutionnaire accuse les islamistes et leurs alliés d’avoir trahi la révolution, d’être responsables de l’aggravation de la crise et de la dégradation de la situation sécuritaire du pays. Ce qui implique une annulation pure et simple du mandat électoral, et la fin de la légitimité à gouverner qui en découle. 

Face au bloc de la contre-révolution

Au cours du dernier quart de siècle, l’économie locale a été déstructurée, recentrée sur le marché extérieur et ses revenus largement captés par les forces de la mondialisation capitaliste néolibérale. La conséquence de ce hold-up néocolonialiste est une extension phénoménale de la précarité, de l’exclusion et de la misère. Un pouvoir politique répressif était nécessaire à ce système pour se maintenir sur une période aussi longue.

En rompant le rapport des forces qui permettait à la minorité riche d’exploiter violemment la majorité pauvre, les classes opprimées ont réussi à chasser le dictateur et à créer les conditions politiques pour briser toutes les chaînes qui les condamnent à la misère et les soumettent à l’oppression. Mais beaucoup d’obstacles se dressent encore face au processus révolutionnaire. D’une part, les hésitations et les ambiguïtés, voire l’opportunisme des partis de gauche ainsi que leur manque de confiance en eux-mêmes, les classes laborieuses et la jeunesse. D’autre part, le ralliement d’une partie du mouvement démocratique au bloc contre-révolutionnaire. Enfin, le refus obstiné de la minorité dominante, qui détient toujours tout le pouvoir économique et politique, de satisfaire les revendications les plus urgentes des classes laborieuses, son acharnement dans la fuite en avant capitaliste néolibérale, le durcissement de sa politique d’austérité, sa fourberie et son idéologie réactionnaire aux multiples facettes.

Le tout, conjugué aux pressions colossales qu’exercent les forces impérialistes sur les principales organisations sociales et politiques, ce qui donne une idée des ressorts de la contre-révolution qui tente de barrer la route de l’émancipation et de la liberté. La crise révolutionnaire accélère la transformation de la crise sociale en crise économique, financière, politique, sécuritaire et environnementale.

En poursuivant sur la voie de Ben Ali, tout en accélérant la libéralisation de l’économie et en durcissant les mesures d’austérité, Ennahda ne fait que scier la branche sur laquelle elle est assise. Le masque religieux, qui lui a facilité l’accès au pouvoir, est tombé ! Sa nature bourgeoise, corrompue et réactionnaire apparaît en plein jour.

Il faut maintenir la pression contre Ennahda, par la poursuite des mobilisations populaires, afin de l’isoler davantage, de diminuer sa nuisance idéologique, de limiter sa nocivité politique et sociale, de la chasser du pouvoir pour booster le processus révolutionnaire. Au lieu de cela, la direction du FP, qui a réussi à se placer à la tête du mouvement révolutionnaire, s’est laissée entraîner dans la mauvaise direction par les partis bourgeois qui l’on rejoint dans le Front de salut national (FSN) : celle de ce « dialogue national » qui est une véritable planche de salut pour Ennahda, qui tombe à point nommé pour lui maintenir la tête hors de l’eau.

Ennahda a échoué

Pourtant, sauver le parti islamiste est le dernier des soucis du régime dominant. L’objectif est de faire échouer la révolution ! Tous les beaux discours sur « l’intérêt suprême de la Tunisie », la « transition démocratique », le « salut national » ou le « consensus national » sont de la rhétorique petite-bourgeoise, qui vise à dissimuler aux masses cet objectif. En 1987, Ben Ali, ses commanditaires et ses acolytes avaient eux aussi caché au peuple tunisien les tenants et aboutissants du coup d’Etat, sous un tas de beaux discours et de slogans destinés à le bercer.

La tâche contre-révolutionnaire du parti islamiste n’est pas terminée, le régime a encore besoin de sa collaboration pour venir à bout du mouvement révolutionnaire. Ennahda sait qu’elle a lamentablement échoué au pouvoir. Elle n’a pas pu étouffer la contestation sociale et faire régner de nouveau l’ordre bourgeois. Dans le même temps, à cause de la trahison des espoirs qu’une partie de la population avait mis en elle, Ennahda a perdu une bonne partie de la confiance dont elle bénéficiait auprès des classes populaires.

La légitimité issue des élections est épuisée, et les pouvoirs qui en sont issus se sont érodés. La contre-révolution a besoin d’une nouvelle donne pour venir à bout de la résistance sociale. Les islamistes sont conscients de cela, mais ils sont tétanisés par le retournement dramatique de la situation en Egypte et craignent qu’un sort semblable les attende dès qu’ils s’éloigneront du pouvoir.

L’assassinat de Belaïd, en février, puis de Brahmi, en juillet ont créé de véritables électrochocs. Ennahda a réussi, en l’absence de réaction appropriée de la part du FP, à absorber le choc du premier assassinat. Mais à l’heure actuelle, elle est en train subir les effets de l’assassinat de Brahmi. La crise politique se poursuit malgré le démarrage du « dialogue national ». La situation économique et sociale est assez catastrophique, comme la dégradation de la situation sécuritaire du fait, notamment, de la multiplication des groupes djihadistes et terroristes, ainsi que des erreurs et dérapages multiples des islamistes au pouvoir. Mais la réaction énergique et appropriée de la direction du FP, en réponse à cet assassinat, consistant à lancer un appel à la mobilisation au peuple tunisien pour chasser les islamistes du pouvoir, a aussi contribué à affaiblir et isoler Ennahda.

L’appel du FP a été largement entendu. La mobilisation a pris un élan ascendant à Tunis, comme partout dans le pays, et a culminé lors des manifestations gigantesques des 6 et 13 août. Parallèlement à l’extension et à la radicalisation du mouvement révolutionnaire, les pressions des partis bourgeois, des chancelleries des Etats impérialistes, ainsi que de la direction de la centrale syndicale et de l’organisation patronale, se sont accentuées en direction du FP pour l’amener sur la voie du « dialogue national ». Dès le début, Nidaa Tounes, principal parti bourgeois, est venu s’agripper au FP dans le cadre du FSN, qui a vu le jour quelques heures seulement après qu’il ait lancé le fameux « appel au peuple ».

Stopper et dévier le Front populaire

L’objectif de Nidaa Tounes, version moderniste d’Ennahda, est clair : d’une part stopper l’ascension du FP, le dévier de sa ligne révolutionnaire ; et d’autre part limer les ongles d’Ennahda afin de la forcer à normaliser ses relations avec lui, pour constituer autour d’eux une large coalition politique qui aurait pour tâche principale l’appui politique au nouveau gouvernement, et pour mission d’appliquer l’accord conclu le 7 juin dernier avec le FMI. Quant aux élections, elles dépendront de la capacité de ce gouvernement et de la coalition politique le soutenant à mener à bien la politique d’austérité, ainsi qu’à préparer le terrain à un scrutin dont le but sera de consolider la victoire de la contre-révolution. Mais nous n’en sommes pas encore là, loin s’en faut !

La direction du Front populaire fait fausse route lorsqu’elle accepte le dialogue avec les bandits, alors que depuis trois ans les masses prennent une orientation anti-impérialiste et anticapitaliste assez évidente. Elle fait fausse route aussi, lorsqu’elle privilégie le dialogue avec le produit de la dégénérescence des classes possédantes, au lieu de la voie de la révolution tracée par l’insurrection initiée le 17 décembre 2010. Peu importe les raisons de ce virage droitier, ses conséquences seront désastreuses sur le processus révolutionnaire, à moins que cette direction ne corrige le tir rapidement, tant qu’il est encore temps.

Le FP a beaucoup de pain sur la planche. Il y a un processus révolutionnaire, qu’il doit mener à son terme. Il lui faut, outre corriger son orientation actuelle, engager sans plus tarder la bataille contre le durcissement de la politique d’austérité et l’aggravation de la libéralisation capitaliste dictée par les accords avec l’Union Européenne, le FMI et la Banque Mondiale. Il s’agit de poursuivre la mobilisation pour balayer les institutions et les pouvoirs issus des élections du 23 octobre, tout comme le combat pour la défense des libertés fondamentales. Le FP doit s’armer de tâches et de perspectives claires, aider les classes laborieuses à prendre part de manière consciente à leur auto-libération. Pour assumer ses lourdes tâches, il a intérêt à poursuivre sa propre construction, abandonnée ces derniers mois au profit des instances du FSN.

Par Fathi Chamkhi1

Notes

1 L’auteur est membre de la direction du Front populaire et de la Ligue de la gauche ouvrière. Les intertitres sont de la rédaction.

2 Le Quartet regroupe l’UGTT, l’organisation patronale UTICA, l’Ordre des avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’Homme. 

3 Il s’agit du Parti des Travailleurs (ex-PCOT), du Watad unifié (PPDU, auquel appartenait Chokri Belaïd) et du Tayar Echaabi (Courant populaire, auquel appartenait Mohamed Brahmi).