Publié le Mercredi 9 décembre 2020 à 12h30.

Laïcités

Extraits du chapitre II de « Fragments mécréants. Mythes identitaires et république imaginaire », éditions Lignes/Léo Scheer (2005).

Dans les polémiques sur le port du foulard, la laïcité est brandie comme l’attribut consubstantiel de la République, comme si son sens et ses modalités étaient gravées pour l’éternité dans le marbre. La bataille laïque a pourtant toute une histoire. Les principes de l’école et de la république laïque n’ont été établis qu’un siècle après la proclamation de la première République. Contrairement à ce que prétendent désormais les tenants d’une laïcité « ouverte et décomplexée » (Bernard Stasi) ou d’une « laïcité apaisée » (Jacques Chirac) (autrement dit d’une laïcité réduite à une coexistence pacifiée entre religions), la laïcité originelle ne fut pas un espace vide et neutre, mais une idéologie de combat contre l’emprise de l’Église catholique et romaine. Elle ne remporta la bataille que par l’alliance tactique entre deux forces stratégiquement antagoniques, la bourgeoisie anti­cléricale positiviste d’une part, et le mouvement ouvrier socialiste de l’autre. C’est pourquoi l’école est restée depuis un enjeu autour duquel se cristallisent, au grand étonnement des observateurs étrangers, les passions françaises (de manifestations géantes de la droite pour l’école libre, en manifestations géantes de la gauche contre la révision de la loi Falloux).

« Ce qu’il faut à la France, c’est l’ordre »

La laïcité victorieuse est cependant restée sous la direction hégémonique de la bourgeoisie républicaine. En tant qu’école d’État, l’école obligatoire de Ferry se voulait déjà un rempart non seulement contre l’Internationale noire des curés, mais aussi contre l’Internationale rouge de l’éducation populaire. En témoignent les rites de l’organisation scolaire, la rédaction des manuels, l’enseignement d’une épopée patriotique, la célébration de la République comme avènement de la Raison, et l’influence positiviste, partout présente, jusqu’à l’université avec le dictionnaire de Littré, la sociologie littéraire de Brunetière et de Lanson, l’histoire selon Langlois et Lavisse, la sociologie durkheimienne : « Tout est aujourd’hui au positivisme dans l’enseignement, dans la philosophie universitaire, et particulièrement pour la classification des sciences, tout est à la classification d’Auguste Comte. » (Charles Péguy)
Or qu’est-ce que le positivisme, en tant qu’idéologie dominante, si ce n’est l’apologie par les vainqueurs du Progrès dans l’Ordre ? Sa devise – « Ordre et progrès », le progrès en (bon) ordre – inspira les républiques autoritaires naissantes du Brésil comme du Mexique. Elle orne encore le drapeau brésilien. Elle vient du grand prêtre positiviste. Mais son esprit souffle aussi chez Victor Hugo. Rappelant avec quelle énergie il avait, en juin 1848, « défendu l’ordre en péril », et promettant qu’il le défendrait encore demain « si le danger revient de ce côté-là », l’auteur des Choses Vues exigeait à la tribune de l’Assemblée de démêler le prêtre du professeur. Il voulait « l’Église chez elle et l’État chez lui ». Car, « ce qu’il faut à la France, c’est l’ordre, mais l’ordre vivant, qui est le progrès tel qu’il résulte de la croissance normale, paisible, naturelle du peuple... Vous ne voulez pas le progrès ? Vous aurez les révolutions ! » À bons entendeurs… […]

Malaise existentiel

Mondialisation aidant, la bourgeoisie éclairée, réconciliée avec une Église modernisée, se contenterait désormais d’une laïcité minimaliste compatible avec la promotion d’un marché éducatif et avec la marchandisation annoncée des services : entre une entreprise de formation capitaliste et une entreprise de formation religieuse, la différence n’a plus guère d’importance, dès lors que des entreprises confessionnelles capitalistes peuvent aussi proposer leurs services. Face à ces tendances lourdes, la crispation sur « l’ouvrage défensif » d’une laïcité originelle, idéologiquement neutre, paraît bien illusoire. Il n’y aura pas de retour au catéchisme et à « la Foi laïque » prêchée par Fernand Buisson. Plus l’élan fondateur s’épuise, plus refait surface la préférence confessionnelle, non seulement par le biais du vieux concordat sur l’Alsace-Lorraine, mais aussi dans le contenu d’un enseignement imprégné de culture chrétienne. La cité laïque, et l’école avec, sont imprégnées des formes et des rites de la vie catholique, du dimanche férié au poisson bouilli le vendredi. Il est choquant sans doute, mais guère surprenant au fond, que la République ait porté le deuil de Jean-Paul II et mis ses drapeaux en berne.

Si la loi foulardière [de 2004] a provoqué autant de troubles et de passions, si elle a provoqué ce que certains historiens perçurent comme « un orgasme républicain », c’est qu’elle témoignait surtout d’une incertitude sur le sens actuel de la laïcité et sur la clarté du partage entre l’espace public et l’espace privé. Prétendant défendre le premier contre un retour en force du religieux, elle a plutôt révélé à quel point la frontière est fragile et litigieuse. Le mot même de laïcité, parcimonieusement employé lors du débat de 1904 devint en 2004 un signal à répétition comme s’il pouvait à lui seul conjurer le malaise existentiel de la société française. […]

Que la République apeurée tremble devant quelques dizaines de foulards en dit plus long sur son propre état de langueur et d’anémie que sur la supposée menace dont elle serait l’objet.