Publié le Vendredi 7 juillet 2023 à 20h00.

413 milliards de fuite en avant militariste. Pour quoi faire ?

Thierry Labica a conduit un entretien avec Claude Serfati à propos de la loi de programmation militaire (LPM) et des conflits inter-impérialistes qui sont liés.

 

L’Anticapitaliste : Mes premières questions portent sur la situation immédiate : que peut-on dire de la récente annonce de LPM au regard de la politique de défense sous Macron1 ? Est-on dans une continuité assez stricte ou vois-tu des inflexions significatives ? Une deuxième question s’inspire des remarques développées dans ton livre l’État radicalisé, sur l’hétérogénéité politique au moins relative des composantes de l’armée (avec « une armée de terre considérée comme nettement plus à droite »). De ce point de vue, cette LPM s’adresse-elle à des secteurs particuliers de l’institution militaire ?

Claude Serfati : On assiste à une accélération considérable de la militarisation de la France. Mais « militarisme », « militarisation », ce sont un peu des grands mots pour commencer. D’abord, il faut rappeler qu’il y a là l’équivalent, par exemple, de 300 000 postes de soignantEs, ou 20 % d’augmentation du budget. Sur cette base, cette accélération ne repose sur aucune condition objective qui la rendrait inévitable ; c’est vraiment une décision subjective de Macron pour le compte du capital, et plus encore, au-delà de l’économie, au service d’une position de la France comme grande puissance mondiale devant « tenir son rang », et ce genre de projet passe par la géopolitique et le militaire.

Il faut bien mesurer l’effort financier que cela représente et qui indique qu’on n’est plus dans une simple continuité. Il y a une rupture avec tout ce qui est dit sur les finances publiques. Cet aspect est pour l’instant encore très peu commenté, mais il devrait bientôt arriver dans le débat. Ce qu’on entend sur les finances publiques n’est malheureusement pas faux et ne peut pas être complètement sous-estimé. La situation du capitalisme français n’est vraiment pas flamboyante, avec des contraintes financières réelles, entre réductions d’impôts d’un côté et mécanique de la dette de l’autre. Il va falloir donc en passer par des coupes sociales de plus en plus importantes. J’en veux pour preuve le fait que Moscovici, et le Haut conseil des finances publiques (la Cour des comptes dans son rôle de contrôle) a fait savoir qu’il s’agissait d’une annonce « insincère », et textuellement, que cela « exigera des coupures dans les autres postes ». Voilà pour le premier point.

Concernant le second, non, la LPM s’adresse à l’ensemble de l’armée plutôt qu’à certaines de ses composantes particulières. Les think tanks les plus pro-militaires se désolaient déjà, d’ailleurs, il y a quelques mois et par anticipation, qu’on était sur un modèle d’armée « bonsaï », et P. Folliot, membre de la commission de la défense (pilier parlementaire du système militaro-
industriel), a lui parlé « d’armée échantillonnaire ». Dans des termes similaires, La Vigie, cabinet « d’experts en stratégie », déplore quant à elle l’absence de perspective stratégique claire, et que l’on veuille tout faire sans parvenir à choisir entre « masse » et « cohérence », deux termes typiques du débat « expert » sur ces sujets : la « masse » renvoie à une version classique de la guerre (utilisation massive d’hommes, de tanks, etc.) et donc plutôt l’armée de terre ; et « cohérence » suppose le renforcement de l’existant dans son ensemble. Beaucoup ont l’air de penser que c’est la « cohérence » qui est privilégiée, mais sans être l’aboutissement d’une décision stratégique. Elle correspond à une préservation au fil de l’eau d’un statut mondial qui repose sur le nucléaire militaire et civil qu’il faut donc sérieusement financer, sur un corps expéditionnaire dont on sait qu’il interviendra moins mais qui reste un outil, avec le nucléaire, de la grandeur de la France, donc absolument à conserver quand même. Reste le troisième pilier : l’industrie d’armement qui réclame son dû. Donc « cohérence » veut dire poursuite de tous les programmes sans que l’on touche à quoi que ce soit, même lorsqu’ils n’ont plus d’utilité opérationnelle.

 

À propos des industries de défense, va-t-il de soi que l’on est toujours dans une imbrication avec les politiques de relance ? Et question annexe : quelles sont les retombées prévisibles pour l’emploi ? Je pense au chapitre de l’État radicalisé dans lequel tu expliques à quel point l’étatisme militaro-nucléaire français peut être catastrophique pour l’emploi, contrairement à ce que l’on présume en général.

CS : J’ai toujours été réservé sur la thèse de la relance par les dépenses militaires. Les effets parasitaires tendent à l’emporter sur les effets bénéfiques et deuxièmement, ce qui est plus important, ces effets de relance, en fait, interviennent d’une part dans certaines conjonctures historiques (ce ne sont pas des recettes que l’on applique à l’identique), et d’autre part ils ont surtout été l’apanage des États-Unis (sous Reagan, en particulier) qui ont la capacité de faire supporter au reste du monde les conséquences sur le dollar, ou en pompant sur les marchés financiers. Donc là, on ne peut pas nier qu’il y aura des effets sur la relance avec des sommes en jeu qui sont énormes, même étalées sur sept ans : il y a environ 290 milliards qui vont aller à l’industrie, par exemple. On pense aussi aux quarante milliards qui vont immédiatement partir vers les cinq EPR, ces choses étant intimement liées.

Mais, encore une fois, les effets budgétaires vont être catastrophiques en termes de niveau d’endettement. On entre dans des engrenages de dépendance vis-à-vis des taux d’intérêt et de ce que veulent bien prêter les marchés et dans quelles conditions… Mais par ailleurs, et c’est le point que tu as relevé, même s’il y avait une relance localisée dans les emplois d’armement, les effets sur l’ensemble du système industriel vont être dévastateurs. C’est autant de crédits qui ne vont pas être consacrés à l’innovation dans les domaines civils où on peut essayer de s’industrialiser et dans un contexte de pénurie d’une main d’œuvre déjà captée par l’industrie d’aéronautique et de défense et qui va l’être encore plus. Or, c’est le personnel qualifié central dans une prétendue réindustrialisation. Les effets de préemptions, soit sur les finances publiques, soit sur les autres secteurs industriels, l’emportent beaucoup plus, selon moi, que la « relance » macro-économique.

 

Tu fais référence aux réacteurs EPR, mais la situation est particulièrement critique : mises à l’arrêt peu de temps après la mise en route, ou explosion des devis et des délais suite à des avanies de toutes sortes.

CS : Mais dans le tableau que tu brosses, s’intègre le fait que l’on a sous-traité, et aussi qu’il y a une main-d’œuvre qui n’est pas formée, ce qui n’est évidemment pas contradictoire avec la privatisation. Mais il y a là un objet spécifique – la perte de main-d’œuvre qualifiée – et c’est vraiment une illustration d’une thèse qui m’est chère, à savoir comment les priorités au militaire ont finalement détourné du système industriel civil un ensemble de savoir-faire. Les discours sur le manque de main d’œuvre ne sont pas qu’une vue de l’esprit. L’inquiétude est réelle. Je viens de finir une étude sur une comparaison industrielle France-Allemagne qui fait là encore apparaître ce délitement industriel (au sens manufacturier du terme) qui est lié étroitement à l’absence de main-d’œuvre ouvrière, pour des raisons sociales et politiques qu’on connaît, où se posent les problèmes de la formation, des salaires, et où joue à plein le mépris social pour l’ouvrier.

 

Le commerce des armes, pendant ce temps, va quand même bon train, en particulier en direction du Golfe, et plus encore de l’Arabie saoudite, ainsi que de l’Inde (l’un et l’autre pays étant les plus gros acheteurs d’armes du moment). La France leur en vend certes moins que les États-Unis, mais les affaires sont importantes quoi qu’il arrive. Peut-on parler de soutien direct au commerce extérieur français sous cet aspect-là, avec cette LPM ?

CS : Oui, les exports d’armes ont toujours constitué une dimension indispensable de la production. Pour maintenir cette « cohérence », justement, depuis les années 1960, il faut exporter. Dès 1961, la Direction générale de l’armement (DGA) considérait que notre modèle industriel était construit pour exporter un tiers de notre production. Cette proportion a d’ailleurs été à peu près stable depuis lors et l’exportation est donc restée une composante importante, avec la diplomatie de la vente d’armes sans principe qui l’accompagne. Dassault n’a pas vendu son Rafale pendant presque dix ans. L’armée française a supporté le coût en se substituant aux exports et la dernière LPM va encore prendre en charge l’achat de 170 Rafales, ce qui reste en dessous des 220 d’abord prévus. On a là une illustration possible de ces incohérences internes du militarisme, liées à la « cohérence » dépourvue de véritables choix stratégiques et visant à « tout faire ». Donc les exportations sont indispensables, même si en dernier recours, reste toujours le contribuable français. Le problème est que cinq clients font 70 % des achats. On dépend crucialement de l’Inde, premier acheteur sur les dix dernières années, des Émirats comme deuxième acheteur, puis de l’Égypte etc. Donc, un nombre très restreint de clients. Les achats sont politiques de la part de ces gouvernements, sauf pour l’Égypte peut-être. Mais pour les autres, c’est une manière de se subordonner la diplomatie française. En même temps, l’Arabie saoudite se tourne vers les Russes, vers d’autres vendeurs.

Je pense donc qu’il y a une situation un peu difficile pour les exportations d’armes qui peut être masquée par les rodomontades sur les ventes d’armes. Mais la concurrence devient plus rude, pour plusieurs raisons : évidemment, les pays exportateurs se battent entre eux ; deuxièmement, parce qu’il faut participer à des alliances pour espérer vendre (ou acheter). Or, la France aujourd’hui est d’une certaine manière entravée dans l’Alliance atlantique où ce sont les États-Unis qui font la loi. Il faudrait une autre diplomatie, plus indépendante des États-Unis pour pouvoir espérer retrouver des clients qui hésiteraient à choisir les États-Unis.

Dans ces conditions, les temps vont continuer d’être difficiles pour les exportations d’armes françaises pour les raisons que je viens de donner : nombre très limité de clients, qui achètent pour des raisons politiques pour plusieurs d’entre eux. Mais il y a un autre argument que vient de donner la Cour des comptes dans son rapport sur le soutien public aux ventes d’armes : il y a un fort soutien public et les exportations vont continuer ; on peut vendre à perte, ça n’a donc pas trop d’importance, mais c’est quand même une situation difficile. On peut y revenir notamment en rapport avec le contexte européen des coûts de production.

 

Précisément, comment comprends-tu cette LPM au regard d’un contexte européen dans lequel on voit partout augmenter les dépenses militaires, mêmes dans des pays censés avoir maintenu des dépenses militaires assez faibles jusqu’ici. Plusieurs ont rejoint l’OTAN sur fond de guerre russe en Ukraine (et on voit une tendance similaire du côté du Japon également). La guerre en cours suffit-elle à expliquer cette tendance ?

CS : Je pensais surtout à la place de la France en Europe sur ces questions de défense. Mais ta question semble porter sur la possibilité d’un impérialisme européen en formation, ou qui existerait, selon les différentes théories possibles, en réaction à l’agression russe en Ukraine…

 

Je vois plutôt une tendance éclatée avec une convergence vers l’OTAN, sans cohésion européenne particulière. Donc, je ne pensais pas à cette possibilité-là mais ça vaut la peine que tu nous en dises un mot quand même.

CS : Dans plusieurs livres, j’ai réfuté l’idée d’un impérialisme européen, parce que l’existence des États-nations, plus encore en Europe, me paraît être un élément indispensable des analyses de l’impérialisme. Certains marxistes ont parlé d’impérialisme européen en gestation. Cela dit, concernant l’Europe, même quand elle était « pacifique » jusqu’à la fin des années 1990, j’insistais bien sur le fait qu’elle avait en son sein plusieurs impérialismes dont certains mettent plus l’accent sur le volet militaire (France, Royaume-Uni) et d’autres, sur le volet économique (Allemagne). Donc, en effet, il y a un ensemble composite sans cohésion dans les questions de défense européenne. Il y a un degré de cohésion dans le resserrement des liens face à l’agression russe. Mais cette cohésion-là est absolument vertébrée par l’OTAN.

Il n’y a pas de place pour une Europe de la défense indépendante. En l’occurrence, il est intéressant de voir l’évolution du langage de Macron, depuis 2017, sur l’Europe comme autonomie stratégique, etc. Et puis l’accélération des discours – à la suite d’ailleurs des généraux français qui ont demandé à Macron de baisser le ton sur l’indépendance de l’Europe – accélération pour dire qu’il fallait absolument être dans l’OTAN. On est frappé par cette insistance des généraux pour lesquels il n’y a plus qu’une seule solution : être le meilleur élève de l’OTAN. Et ils le disent parce que je pense qu’ils perçoivent ce que cela signifie sur le plan opérationnel que d’être intégré effectivement dans les chaînes de commandement, dans les logiciels, les systèmes de compatibilités. Depuis un an en particulier, on remarque donc ce tournant très net vers la France comme pilier européen de l’OTAN alors que depuis le début, pour Macron, c’est l’autonomie stratégique qui compte. Désormais, ce dernier comprend que pour continuer de jouer un rôle militaire, il est obligé de reconnaître la prééminence de l’OTAN. Ceci a des implications stratégiques, pour ce qui se passe en Ukraine, mais aussi pour des dimensions industrielles. On en revient à la LPM, à la question des exportations. Il y avait deux programmes-phares que la France avait lancés avec l’Allemagne, elle très réticente, sur l’avion de combat de nouvelle génération, intégré dans des complexes de logiciels. Depuis 2019, il y a eu des tensions, la presse annonçant régulièrement des ruptures imminentes, parce qu’on n’est plus dans la situation de 1983 où Dassault pouvait encore imposer au gouvernement Maurois d’abandonner l’avion de combat européen qui risquait d’être un peu moins rentable pour lui. Dassault craignait aussi de perdre sa place face à Airbus Allemagne dans un contexte où l’Allemagne montait en puissance, tant sur le plan technique que managérial, dans une entreprise – Airbus – qu’en France on prenait encore un peu trop rapidement pour une entreprise française. Le contexte a changé et la France n’est plus en mesure de lancer seule un avion de combat, maintenant entouré de drones à propos desquels Airbus ne voulait pas céder sa place. D’où les tensions des trois ou quatre dernières années. On en est toujours au même point avec environ 150 millions d’euros débloqués, qui ne représentent pas grand-chose au vu de ce qui doit être fait. Ce programme franco-
allemand, mais aussi espagnol, est donc incertain, tandis qu’en face, il y a les Américains, associés aux Anglais qui ont un avion de combat européen alternatif conçu avec la Suède et surtout avec les Japonais. Il y a donc des voix en Allemagne, mais aussi en Italie (qui est aussi dans le programme britannique) disant qu’il n’est pas possible d’avoir deux programmes européens.

Dassault aura ses contrats, bien sûr. Mais avec la militarisation de l’Allemagne, une illusion est en train de se dissiper : les gouvernements français, pendant des décennies, ont pensé que plus l’Europe se militariserait plus la France s’en trouverait à sa tête, indépendamment de son déclin économique. Il n’en est rien.

 

Cette illusion, ou cette croyance, était-elle liée à, ou nourrie par la primauté nucléaire française en Europe ?

CS : Oui, mais elle était aussi due à l’expérience acquise des armes françaises sur les terrains de combat. Il y avait donc une illusion française selon laquelle cette militarisation de l’Europe ferait émerger la France en position de force. Évidemment, cela supposait que l’on s’émancipe un peu de l’OTAN, d’où les discours sur l’autonomie stratégique, qui d’ailleurs sont anciens et ne datent pas de Macron.

Donc si l’on regarde les choses à l’échelle de l’Europe, le pilier défense sur lequel la France comptait pour compenser un peu son déclin industriel et financier qui l’affaiblit dans les processus de gouvernance européenne, ce pilier européen n’est pas flamboyant.

 

Comment inscrire cette conjoncture dans une séquence un peu plus longue ? Dans ton livre de 2004, Impérialisme et militarisme, actualité du XXIe siècle, tu expliquais, en référence à l’hégémonie américaine, qu’un tournant avait été pris « à la fin des années 1990 et […] s’est accéléré depuis le 11 septembre 2001 [qui] consiste précisément à donner un poids encore plus central au militaire dans les relations économiques internationales » (p.120). Des évènements majeurs ont eu lieu depuis. Que peux-tu nous dire de la situation actuelle et de l’emballement militariste au regard des vingt dernières années ?

CS : Mon livre de 2004 avait le tort de ne pas avoir clairement intégré le rôle nouveau joué par la Chine (après son entrée dans l’OMC en 2001) et donc la bouffée d’oxygène qu’a représentée la Chine pour l’accumulation du capital qui a connu un regain grâce à elle au moins jusqu’à 2007. Mon pronostic de déclin aurait dû tenir compte de cela et être tempéré par cette prise en compte. Arriva la séquence de la fin des années 2000, donc là, quelques années après cette publication, et qui ont été marquées par la crise financière, les enlisements militaires américains, l’émergence de la Chine, mais aussi par les ambitions de la Russie. À Davos en septembre 2007, Poutine faisait clairement savoir que la Russie, désormais dans le marché mondial, n’accepterait plus les conditions dictées par les autres puissances. Il annonçait déjà la Géorgie et la Crimée (après la Tchétchénie). Puis arrivèrent les « printemps arabes ».

Le problème aujourd’hui est que les contradictions du capitalisme se manifestent sous la forme d’un antagonisme entre Américains et Chinois. Le pronostic de long terme reste valide mais doit être actualisé non pas simplement en voyant des tendances déclinantes du capitalisme, sa difficulté à produire de la plus-value en fonction de ses contradictions, etc. Mais en prenant bien soin d’articuler ces dynamiques aux rivalités géopolitiques et économiques. Raison pour laquelle je ne cesse d’en revenir aux théories de l’impérialisme. On est d’ailleurs frappé à chaque fois par les analogies entre les discours actuels et ce que l’on pouvait entendre avant 1914 sur l’interdépendance économique et autour de l’utilisation du levier du commerce comme arme (weaponization).

Cet antagonisme Chine / États-Unis concentre remarquablement les contradictions du capitalisme, d’une part dans un espace mondial qui n’est plus assez grand pour les ambitions des capitalistes, et deuxièmement, du fait que cet espace mondial, contrairement à tout ce que l’on a pu dire d’un peu utopique sur les « classes transnationales » capitalistes, reste segmenté par des réalités nationales. En fait de rivalités nationales, on est face à des rivalités impérialistes avec tout le militarisme qui est derrière. Raison pour laquelle guerre économique et guerre militaire sont si proches aujourd’hui.

 

Depuis les années 1990, l’institution militaire nord-américaine, le Pentagone, l’État américain, se soucient activement, et de manière documentée, du changement climatique, vu que leur réseau de près de huit cents bases, entre autres, est maintenant en grande partie menacé par les évènements climatiques extrêmes : infrastructures endommagées ou détruites, pistes de décollage inondées, mais aussi navigabilité permanente du passage arctique impliquant une surveillance des zones côtières en face de la Russie… Bref, il existe depuis trente ans un discours de la puissance américaine sur le changement climatique, mais dans lequel, bien sûr, la priorité n’est pas tant de préserver le climat et l’humanité que de se préserver du climat afin de maintenir l’ensemble des capacités logistiques et opérationnelles pour continuer de faire la même chose, voire en mieux. De la guerre plus et mieux, verte et durable. D’où ma question : après l’annonce des 413 milliards de LPM, est-ce que quelqu’un quelque part va s’intéresser, sur les plateaux télé, dans le commentariat général, au problème de l’imbrication entre questions militaires et risques liés au climat (dépendance toujours massive aux énergies fossiles, gaz à effet de serre, pollutions de toutes natures, et mieux encore, risques pour le climat et la vie sur terre) ? On n’entend rien là-dessus. En cherchant un peu, on s’aperçoit que l’armée française a tout juste commencé à se préoccuper du changement climatique et à produire sa propre littérature en la matière. Est-ce que tu as eu l’occasion de t’intéresser au discours de l’armée sur ces questions ? Au positionnement de l’armée française en la matière ? Et si elle s’intéresse à la direction prise bien avant elle par les États-Unis ?

En te posant la question, on se dit aussi que 413 milliards sur sept ans, au lieu de la promesse de gâchis généralisé, d’activités improductives et parasitaires, et de surcoûts pour l’ensemble de la société, auraient pu être le budget d’une politique de transition environnementale d’ampleur. Reste le sentiment d’une énorme occasion manquée et d’une sorte d’arrêt de mort militaro-climatique, avec un choix qui nous piège dans un schéma de l’existant qui est précisément celui qui nous entraîne vers des dangers mortifères au nom même de la « sécurité nationale ».

CS : J’ai commencé très récemment à regarder ces choses pour un prochain livre, mais en me tournant plutôt vers les États-Unis et l’OTAN. Il y a en effet ce document de 2022, « Stratégie climat défense », qui est vide de sens avec des estimations de l’empreinte carbone jugées très peu crédibles par les quelques personnes qui observent ces choses de près1. Mais pour en revenir à tes remarques, c’est un fait que la dégradation climatique devient un élément de la stratégie de l’OTAN dont la littérature s’organise principalement autour d’un mot-clé : le dérèglement climatique comme « multiplicateur de risques ». Et les choses sont bien vues sous l’angle que tu indiques, à savoir qu’il s’agit avant tout de se préparer contre les tourments que nous prépare cette dégradation. C’est pour cette raison que j’en viens moi-même à parler d’impérialisme environnemental : cette expression (« multiplicateur de risques »), vide de toute substance socio-économique, fait disparaître les responsabilités de la dégradation climatique, comme si l’on parlait d’une contingence purement extérieure. Mais elle prépare en même temps les futures interventions environnementales, à la suite des interventions dites « humanitaires » d’une période un peu antérieure maintenant.

En regard de cette interventionnisme environnemental, il faut bien sûr rappeler que toutes les COP depuis Kyoto en 1997 ont exempté les responsabilités du militaire en matière de réchauffement, à la demande expresse des États-Unis. Et d’autre part, comme l’ont montré les enquêtes d’ONG comme SGR et CEOBS en Grande-Bretagne2, par exemple, le militaire est responsable de 5,5 % de la production de CO2 dans le monde (soit en quatrième place des empreintes les plus graves, si les armées devaient être classées comme un pays). Donc oui, il y a bien une prise de conscience, mais qui reste soumise à un ordre de priorités qui reste avant tout militaire. On en trouve une expression explicite dans le rapport français déjà cité et selon lequel il est hors de question que ceci préempte d’une manière ou d’une autre les intérêts vitaux de la défense française.

Pour finir, tu as parlé des enjeux autour de l’Arctique et en effet, il y a là derrière, des rivalités pour une perspective « heureuse » d’accumulation du capital avec les richesses encore à extraire de cette région nouvellement exploitable. Ça prendra un peu de temps, mais dans tous les cas, « après moi le déluge », et si l’on peut tirer du déluge quelques profits, indépendamment de l’aspect politique et de défense, pourquoi pas ! Donc en Arctique se jouent des rivalités géopolitiques aussi pour des objectifs économiques. La catastrophe climatique crée de nouveaux terrains de conflits et d’opportunités économiques.

 

Propos recueillis par Thierry Labica