Publié le Lundi 19 février 2024 à 11h00.

Y-a-t-il un danger fasciste en Italie ?

Que se passe-t-il en Italie ? C’est la question que beaucoup se posent après les images choquantes tournées à Rome, au rassemblement de la rue Acca Larenzia, le 7 janvier 2024, avec des centaines de bras de militants de Casa Pound tendus pour le salut romain et le cri collectif fasciste « Presente » !

Cette commémoration1, récurrente chaque année mais jusqu’à présent circonscrite, prend aujourd’hui une signification particulièrement négative car elle se produit dans le cadre de nombreux événements similaires et convergents et dans un contexte politique et institutionnel très différent qui est celui du gouvernement Meloni et des droites extrêmes de Fratelli d’Italia et de la Ligue de Salvini.

Le risque d’un nouveau fascisme

Y a-t-il donc un danger fasciste en Italie ? Si l’on s’en tient aux années 1930, bien sûr que non ; mais si on comprend que le fascisme peut aussi se manifester sous de nouvelles formes, telles que des involutions autoritaires profondes, la question est pertinente. Le danger de dérives autoritaires est réel et, jusqu’à présent, les forces sociales et politiques de la gauche modérée ont sous-estimé le gouvernement Meloni, qu’elles interprètent comme un exécutif de droite « normal ». L’erreur est de ne pas considérer le saut qualitatif représenté par les héritiers du Mouvement social italien (MSI), lui-même héritier du fascisme, qui sont venus diriger le pays, et par Ignazio La Russa qui, tout en exhibant un buste de Mussolini dans son bureau, occupe le deuxième poste de l’État, celui de Président du Sénat.

Les dangers sont grands parce qu’ils s’inscrivent dans des processus anti-démocratiques et réactionnaires qui traversent plusieurs pays européens, produits par les contradictions du système capitaliste et des décennies de politiques libérales antipopulaires.

Le jour de son entrée en fonction, Meloni a très bien expliqué que son gouvernement serait le gouvernement de « Dieu, de la Patrie, de la Famille et de l’Entreprise » et que cette dernière bénéficierait d’une liberté d’action maximale.

Le cocktail empoisonné du néolibéralisme et de l’extrême droite

C’est pourquoi elle n’a rencontré aucune difficulté à poursuivre le travail du précédent gouvernement Draghi dans la gestion des politiques néolibérales de Bruxelles ; aujourd’hui, l’acceptation du nouveau pacte de stabilité européen marque le retour complet aux politiques d’austérité, l’alignement total aux choix des États-Unis et la participation à la course aux armements. Aux côtés des autres puissances occidentales, le gouvernement de Meloni soutient totalement le gouvernement israélien et le massacre des Palestinien·nes à Gaza. Il a en outre produit une série de mesures économiques au profit du grand capital tout en défendant bec et ongles l’évasion fiscale et les privilèges de la petite et moyenne bourgeoisie, qui constitue son principal bassin électoral.

En même temps, il a mené une politique de persécution et de criminalisation des secteurs les plus faibles de la société (les pauvres, les migrant·es, les chômeurs·ses), encourageant les divisions et l’opposition parmi les travailleurs·ses, bien conscient que le plus grand danger pourrait venir non pas de la faible opposition institutionnelle du PD (Parti démocratique) et du M5S (Mouvement 5 étoiles), incapable d’être en prise avec les forces sociales, mais du mouvement ouvrier. Pour ce faire, Meloni a dû réhabiliter toute sorte de pensées réactionnaires, ce qui a ouvert un nouvel espace d’action pour les forces les plus extrêmes et les plus violentes de la droite, de plus en plus couvertes et protégées par le nouveau personnel politique arrivé au gouvernement.

La destruction des acquis de la Résistance

Ce gouvernement a une mission précise : détruire ce qui a été une véritable « religion civile » en Italie, c’est-à-dire cette conscience démocratique, antifasciste et progressiste qui a imprégné l’histoire du pays après la victoire de la Résistance contre le fascisme, nourrie alors par les luttes ouvrières constituant une forteresse pour la démocratie. Très affaiblie sous la pression des défaites subies par le mouvement ouvrier, cette « religion civile » est encore présente dans de larges couches de la société. Pour les héritiers du MSI, une bande hétéroclite de dirigeants improbables mais menaçants, cette idéologie démocratique doit être détruite et remplacée par la revalorisation de toutes les idéologies réactionnaires, les mythes patriotiques, la fausse sacralité de la famille et la réécriture de l’histoire. C’est une action qui est menée pas à pas, mais avec une extrême détermination, qui s’exprime dans la propagande, dans les médias, mais aussi avec un travail dans les écoles par l’intermédiaire du ministre Valditara, qui entend faire table rase du passé à la recherche d’une revanche totale. L’objectif final, concrétisé dans les projets de bouleversement institutionnel, est le renversement total de la Constitution issue de la Résistance. Le vieux partisan et intellectuel Gastone Cottino, dans son dernier témoignage, évoque : « la mise en place, de manière plus ou moins autoritaire, de ce que Gramsci appelait un régime réactionnaire de masse. Or, cette référence est la même que celle de la droite de gouvernement aujourd’hui. On le voit dans les personnages, dans ce qu’ils disent, dans leur volonté de changer radicalement la Constitution, dans le climat qui s’instaure. Un climat dans lequel on n’est pas obligé de se taire, mais on se tait parce qu’on n’a plus de connaissances, on ne comprend plus les choses, on ne les saisit plus, on n’a plus le sens de l’histoire. Et en même temps, on est endoctriné ».

Une double stratégie : institutionnalisation et lien avec les groupuscules fascistes

Giorgia Meloni et le personnel qu’elle a amené avec elle au gouvernement ne viennent pas de nulle part ; ce sont tous des gens qui ont été formés au MSI et à son idéologie fasciste ; leur façon d’apparaître comme des dirigeants tranquilles de droite n’est pas nouvelle. Les anciens dirigeants du MSI se montraient également comme des « fascistes en costume-cravate » ; d’une part, ils recherchaient la respectabilité institutionnelle, d’autre part, ils entretenaient des relations étroites avec les voyous fascistes. Leur histoire se confond avec celle des terribles événements de l’époque de la stratégie de la tension et des massacres fascistes des années 1970 visant à bloquer la force du mouvement ouvrier.

Les relations entre les héritiers du MSI et les bandes qui s’affichent ouvertement comme étant fascistes n’ont jamais complètement cessé. Ces dernières se sentent désormais sûres de pouvoir agir, d’être protégées et de pouvoir sortir ouvertement des égouts dans lesquels elles avaient été poussées pendant des décennies par le mouvement ouvrier et son élan démocratique. C’est pourquoi la lugubre commémoration de la rue Acca Larenzia est un terrible avertissement pour l’avenir sur la façon dont ces forces pourraient être utilisées contre les luttes ouvrières et sociales, déjà affaiblies par les lois répressives du gouvernement.

La passivité de la social-démocratie

Dans ce contexte, les appels des forces d’opposition et des journaux de la bourgeoisie libérale invitant Meloni et d’autres ministres à faire des déclarations antifascistes apparaissent complètement ridicules. Ceux-ci n’ont aucune possibilité de constituer un frein au dessein autoritaire de FdI (Frères d’Italie) et de la Ligue, engagés dans une violente compétition au sein de la coalition pour savoir qui fera le plus de bruit pour gagner ou défendre l’électorat réactionnaire et/ou de droite. Il est tout aussi ridicule de proposer comme alternative à Meloni un personnage comme Draghi et les politiques néolibérales européennes, alors que ce sont précisément ces dernières qui ont ouvert la voie à la droite. Enfin, ce qui surprend est l’attitude passive et désorientée de l’intelligentsia qui avait pourtant joué un rôle important dans le passé en termes de défense de la démocratie et de solidarité avec le mouvement ouvrier.

L’objectif ultime est le renversement total de la Constitution. La peste – l’autonomie différenciée de la Ligue, qui conduira à une différenciation totale des salaires et des conditions de travail dans les différentes régions, comme ce sera le cas pour la santé publique et les écoles – et le choléra – le présidentialisme autoritaire de Frères d’Italie – sont liés et constituent un saut qualitatif dans la dégénérescence de la démocratie bourgeoise elle-même qui se poursuit en Europe depuis quelques années.2

Contre le « diviser pour régner » des forces fascistes, l’unité et la lutte de la classe ouvrière

Contre ce gouvernement, contre les forces politiques fascistes qui le composent et qui gèrent les intérêts des patrons et empoisonnent la société, le seul antidote efficace est le travail pour une mobilisation sociale de masse défendant les salaires, les retraites, les emplois et les droits sociaux et politiques, pour unir cette classe sociale que les capitalistes et les dirigeants veulent diviser et fragmenter.

C’est la tâche de toutes les forces politiques et sociales de gauche, en particulier des grandes organisations syndicales, à commencer par la CGIL, la plus grande organisation de masse du pays avec plus de cinq millions de membres.

Cela n’a toutefois pas été le chemin suivi par leurs directions qui ont mené pendant des mois une politique d’attente passive de l’action du gouvernement, alors que dès le premier jour ils auraient dû tirer la sonnette d’alarme pour avertir les travailleurs·ses du danger qui les guettait.

Ces derniers jours, les « cris » contre la loi sur l’autonomie différenciée se sont multipliés, avec Landini (secrétaire de la CGIL) en tête : « Plus de fossés et d’inégalités, moins de droits pour les travailleurs et les retraités.... nous nous y opposerons avec tous les instruments que la démocratie met à notre disposition, pour empêcher le gouvernement de diviser le pays et de compromettre son avenir ». Le secrétaire de la CGIL, dans une interview au quotidien La Repubblica, énumère tous les méfaits du gouvernement, sur les cages salariales, les contrats de travail, l’inflation, l’emploi et la pauvreté, les politiques industrielles et les privatisations, invitant péremptoirement le gouvernement à « arrêter »… mais renonçant une fois de plus à proposer un plan de lutte réel et cohérent.

Ces incertitudes se sont manifestées à l’Assemblée nationale de la CGIL, qui a surtout discuté des choix possibles de référendum pour l’abrogation d’une série de lois antisociales et libérales, y compris celles sur le travail précaire, mais en reportant à une autre réunion le choix d’une voie pour la mobilisation des travailleurs. Cela serait d’autant plus nécessaire que ce n’est que dans un climat d’effervescence sociale et de lutte qu’il sera possible de gagner un éventuel référendum pour abroger la loi sur l’autonomie différenciée, évitant ainsi un désastre social sans précédent depuis l’après-guerre.

Les problèmes salariaux de millions de travailleurs·ses, aux prises avec une inflation qui a frôlé les 20 % au cours des deux dernières années, sont énormes. Dans le même temps, les problèmes d’emploi engendrés par les restructurations et les délocalisations d’entreprises, très perturbants, ne provoquent pas d’intervention publique de la part du gouvernement pour les résoudre. Au contraire, il relance les privatisations, à commencer par la poste, pour faire du cash. Les grandes crises industrielles culminent dans le groupe sidérurgique (Mittal) et dans le secteur automobile, c’est-à-dire Stellantis et les grandes industries connexes impliquées, affectant des centaines d’autres usines. Quelque 300 000 travailleurs·ses et leurs familles sont concerné·es.

La lutte combative et militante d’une usine de Florence, GKN, menée par un collectif d’usine très déterminé contre la délocalisation et pour ouvrir une nouvelle phase d’intervention publique en planifiant des reconversions productives visant la transition verte, aurait pu être l’occasion pour les directions syndicales de relier toutes les entreprises impliquées dans les restructurations, en dépassant la gestion perdante de la crise au cas par cas avec l’objectif explicite de relancer l’action publique liée à la participation et au contrôle des travailleurs. Ce n’est pas le choix qui a été fait.

L’importance de bâtir un projet alternatif au fascisme

Sur le plan politique, la construction d’un mouvement antifasciste n’a été jusqu’à présent que la prérogative des forces de la gauche radicale, des courants syndicaux les plus combatifs et des secteurs intellectuels minoritaires. Il y a beaucoup à faire pour construire une mobilisation sociale et démocratique de masse afin de lutter contre les dangers qui menacent l’avenir des classes subalternes.

Reprenant encore les mots du vieux partisan disparu : « nous devons aussi regarder le présent. Un véritable antifascisme doit étendre son engagement à la réalisation d’une société opposée à celle que le nouveau fascisme – dans la continuité avec l’ancien – nous propose : une société qui promeut la participation et non le culte du chef, qui place au centre les intérêts communs et non ceux privés, qui concentre ses efforts sur la santé et l’éducation, qui recherche l’égalité et des conditions de vie acceptables pour tous et toutes “sans distinction de sexe, de race, de langue, de religion, d’opinion politique, de condition personnelle et sociale” (comme l’exige l’article 3 de la Constitution). Une société ouverte et solidaire, capable d’accueillir et de rejeter les politiques contre les migrants, qui sont la frontière raciale du nouveau millénaire ».

En d’autres termes, la seule façon de contrer les involutions démocratiques, les désastres sociaux et la fragmentation de la classe ouvrière avec une efficacité réelle et une participation de masse est la capacité de combiner la bataille démocratique avec la bataille sociale, les salaires et l’emploi, au sein d’un projet alternatif anticapitaliste.

  • 1. La rue romaine où un siège historique du MSI a été le théâtre en 1978 d’une manifestation du MSI après l’assassinat de deux militants par des « terroristes rouges » et d’un troisième néo-fasciste par un carabinier. Lors du passage du MSI à AN - Alliance Nationale - ce siège est resté occupé par l’aile la plus extrémiste de la galaxie fasciste.
  • 2. Le 23 janvier 2024 a été un jour peu glorieux pour la République et sa Constitution : la majorité d’extrême droite du Sénat a approuvé en première lecture l’infâme projet de loi sur l’autonomie différenciée, une attaque directe contre la Charte constitutionnelle de 1948, qui avait déjà été lourdement manipulée au cours des dernières décennies. Les sénateurs du PD et du M5S ont chanté l’hymne national et lancé des attaques virulentes contre la droite, mais il aurait également fallu adresser quelques flèches aux astucieux sénateurs de centre-gauche qui, en 2001, ont modifié le titre V de la Constitution, ouvrant ainsi la brèche utilisée aujourd’hui par les troupes fascistes-liguistes pour l’assaut final contre la Constitution démocratique de la Résistance.