Publié le Samedi 28 janvier 2012 à 18h56.

« En Syrie, la chute du régime est à présent une exigence commune et générale » (Entretien avec Abdelhamid Al Atassi . Contretemps n°11)

Abdelhamid Al Atassi, militant politique de gauche exilé depuis 1976, est membre du Parti démocratique du peuple syrien, et du secrétariat de la « Déclaration de Damas » pour la diaspora.

ContreTemps : En cette fin juin, comment analyser la situation présente en Syrie alors que la répression se déchaîne et que la résistance populaire continue ?

Abdelhamid Al Atassi : Le mouvement est toujours en phase ascendante, il ne cesse de grandir et d'entraîner de nouvelles couches de la société. La semaine passée, il y a eu 213 points de manifestations dans le pays. Le plus important est qu'il connaît une évolution de son organisation et de la définition de ses perspectives. Dès le début en effet, loin d'être totalement spontané, il s'est donné des formes d’organisation à l’échelle locale - on a vu naître dans plusieurs villes des comités d'organisation -, à présent celles-ci se centralisent à l'échelle nationale. Et émergent des propositions pour l'avenir, un programme autour du thème « Quelle Syrie ? ». Cela est très important : on n'est plus dans les seuls slogans « pour la démocratie », « pour la dignité »... Si, durant tout un temps, on hésitait à réclamer la chute du régime, à présent c'est une exigence commune et générale.

Le régime ne sait réagir que par la violence : on en est à 1 400 tués, des milliers de disparus, et plus de 6 000 personnes incarcérées, que les prisons ne peuvent plus contenir et qu'on entasse dans les stades et les casernes... Plus la répression se déchaîne, plus le ton monte de la part de la population. Le pouvoir ne cesse de répéter que tout est manigancé par les Salafistes et des groupes étrangers, mais sa propagande est en échec, elle n'est prise au sérieux par personne ni à l'intérieur du pays ni à l'extérieur. Il est affaibli et se coupe de plus en plus de la population. Ainsi le dernier discours de Bachar al-Assad est apparu totalement creux, rabâchant les mêmes choses. Il promet d'ouvrir un dialogue, mais avec qui ? Il ne reconnaît pas qu'il existe une crise qui touche toute la société, et il se refuse à envisager la nécessité d'une solution politique.

Le régime n'a jamais disposé d'une grande crédibilité. Il n'a jamais tenu parole, n'a jamais écouté les gens, ni toléré qu'ils discutent de leurs problèmes. La loi martiale a été levée, mais les pratiques sont restées inchangées. Par exemple, les manifestations de soutien étaient manipulées, on dispose des documents qui montrent que les fonctionnaires étaient obligés de descendre dans la rue pour y participer. Mais le peu d'autorité dont il pouvait encore disposer est à présent complètement perdu. Des commissions ont été formées pour étudier comment organiser une discussion dans le pays, mais ces commissions ont été désignées par Bachar lui-même. Et même ainsi, ce qui en a filtré montre que les quelques questions qui ont été posées ont reçu des réponses catastrophiques. A la mise en cause de la responsabilité de son cousin dans les massacres commis à Dera'a, il a répliqué que personne n'avait organisé un procès à ce sujet ! Et concernant ces mêmes massacres, il s'indigne de l'envoi des images à l'étranger, non pas de ce dont témoignent ces images  !

CT : Comment expliquer qu'en Syrie le soulèvement populaire se développe depuis des semaines, se heurte à une répression sauvage, sans qu'on voie bien comment va évoluer cette situation dramatique ?

A. A. : A la différence de la Tunisie et de l’Égypte, la société syrienne est marquée par sa grande hétérogénéité. Le clan al-Assad a toujours su jouer de ces divisions pour gouverner, et aujourd'hui pour réprimer.

Le régime s'appuie sur la minorité alaouite qui, du fait de ses spécificités propres – ses origines rurales, sa concentration dans quelques régions pauvres, son faible niveau de conscience politique... – et de sa défiance à l'égard des élites urbaines sunnites est porteuse d'une forte solidarité communautaire. Hafez al-Assad a puissamment renforcée celle-ci en réservant à des membres de cette communauté un monopole sur les postes dirigeants de l'armée, des services de répression, de l'Administration, voire de certains secteurs économiques... Ce qui conduit cette minorité à estimer que ses intérêts propres sont indissociables de l'existence du régime.

Ce dernier a également travaillé à convaincre les autres minorités qu'il était leur défenseur et que sans lui elles se verraient victimes de persécutions de la part de la majorité sunnite. Très longtemps ces communautés minoritaires ont donc été dominées par la peur.

Il est vrai que dans l'opposition au régime les sunnites sont en position dominante, même si ont toujours été présents en son sein des chrétiens, des druzes, des alaouites marxistes, nationalistes, voire simplement libéraux... A présent, progressivement, toutes les communautés voient que la dynamique du mouvement est de réclamer la liberté, la justice, de lutter contre la corruption, le parti unique et la dictature, ce qui leur permet de prendre de l’assurance et de briser cette peur. La propagande du régime est en train d'échouer. Il y a encore des hésitations, mais on n'est plus dans une situation de soutien de leur part au régime.

CT : Il semble que jusqu'à présent Damas échappe aux affrontements qui se développent dans le reste du pays...

A. A. : Il est vrai que la bourgeoisie de Damas et Alep a tiré profit de l'ouverture économique engagée par le régime. La privatisation de certains secteurs économiques clés, tels les banques ou les télécommunications, l'a enrichie et lui a donné des marges de manœuvre importantes. Ce à quoi il faut aussi ajouter le recul des droits syndicaux et les possibilités sans limites de licenciement ! Tout cela en contradiction avec les anciens principes ba'thistes : on a vu en effet le développement des pratiques anti-socialistes, anti-laïques, anti-immigrés, et finalement anti-nationales... Au demeurant, qui aujourd'hui parle du parti Ba'th  ? Il ne joue aucun rôle. Il en est de même pour le Front national progressiste, rassemblement de quelques partis autour du Ba'th, dont deux partis communistes et un parti socialiste, mais ceux-ci ont perdu toute existence propre et ne sont que des marionnettes qui ne savent qu’applaudir le dictateur.

Le facteur déterminant est que le mouvement ne peut être brisé par la répression, la population sait qu'il ne peut y avoir de retour en arrière. On a atteint à présent un point de non retour, et pour la population et pour le régime.

La vie économique est totalement étouffée. C’est pourquoi la pression internationale peut être déterminante pour provoquer un basculement du rapport de force. Si elle conduit à un effectif isolement international du régime, à des mesures touchant aux intérêts du régime et des profiteurs du système, par exemple par le blocage des comptes bancaires, on verra par rapport au régime des mouvements de désolidarisation dans les couches sociale privilégiées. Celles-ci comprendront qu'il faut chercher une solution politique et engager le dialogue avec l’opposition face à un régime poursuivant sa course criminelle dans une répression de plus en plus sanglante.

Le pouvoir perd en puissance. Le premier discours devant l'Assemblée nationale a été applaudi par les députés, le second en Conseil des ministres a vu ces mêmes ministres prendre des notes, quant au troisième il a été prononcé à l'Université en l’absence d'universitaires et d'étudiants... En fait, l'arrogance de la dictature est de surface, elle est affaiblie et les mots proférés trahissent cet état de fait. Du fait de la répression sauvage des milliers de Syriens ont été contraints de fuir le pays, vers le Liban, la Jordanie, et à présent vers la Turquie. Quant aux affrontements armés dont il a été fait écho, ils ont lieu entre militaires, ce sont des soldats mutins qui ont été massacrés par l’armée et non par des groupes armés, la preuve en est que la population est privée d'armes...

CT : La crise actuelle révèle qu'il existe dans la société syrienne une tradition démocratique ancienne qui jusqu'à présent a été refoulée et réprimée ...

A. A. : Il existe un très ancien mouvement communiste, qui a connu une histoire mouvementée. C'est seulement en 1969 que le Parti communiste a tenu congrès, le troisième, qui marqua la rupture avec le stalinisme, mais le laissa sans programme ni orientation. En 1970, il s'est vu confronté à l'imposition de la dictature personnelle de Hafez al-Assad (entre 1963 et 1970, l'armée exerçait le pouvoir à travers une direction dictatoriale mais collégiale). En 1973, il connu une scission. Avec un courant traditionaliste, derrière son secrétaire général Khaled Bagdache, qui intégra le Front national progressiste que Hafez al-Assad créait pour organiser le système de clientélisme qui allait assurer le soutien au régime. Et d'autre part un courant réformateur, dirigé par Riad Alturk, qui du fait de son opposition au régime allait subir une féroce répression.

Une scission s'opéra également chez les Nassériens. Ceux-ci, au début, avaient soutenu le pouvoir, mais changèrent quand il imposa l'article 8 et ne leur laissa plus aucune place. Il en fut de même avec le mouvement nomme Parti socialiste arabe. Mais Hafez al-Assad a su diviser les uns et les autres. Ainsi une partie des Nassériens était maintenue dans le Front et disposa de moyens, alors que l'autre partie en était privée, situation analogue à celle provoquée chez les communistes.

De son côté le parti Ba'th a aussi connu une histoire tumultueuse. Il s'est dissous lors de la formation de la République unie entre l'Egypte et la Syrie pour répondre aux exigences de Nasser. Puis, lors de la séparation des deux pays en septembre 1961, il s'est reconstitué, intégrant alors, outre la tradition nationaliste originelle, une dimension sociale prenant en particulier en compte les intérêts de la paysannerie. Face au coup d'Etat des militaires le 8 mars 1963, une divergence s'opèra entre les deux courants constitutifs : les Arabes socialistes de Akram Horani, et le courant organisé derrière Michel Aflac et Salah Bitar récusant celui-ci. Entre 1963 et 1966, le Ba'th a été dominé par une direction se référant aux bases traditionnelles de ce courant, et entre 1966 et 1970 s'est imposée à la direction une tendance gauche jeune. A partir de 1970 cette vie politique a été étouffée dès lors que Hafez al-Assad a imposé son pouvoir personnel.Tout cela conduisit à ce que, face à lui, l’opposition représentée par les islamistes, d'une part, et, d'autre part, par le parti communiste de Riad Alturk, ainsi que d'autres groupes, tels le Parti ouvrier révolutionnaire et le Parti d'action communiste, se revendiquant de la tradition communiste, fut fortement affaiblie et victime d'une répression sévère.

A la fin des années 1970, peu à peu se sont rassemblés différents groupes oppositionnels qui clandestinement ont engagé des discussions. Ils affirmèrent leur opposition à la politique du pouvoir et à l'accord construit par Kissinger, ainsi qu'à l’intervention au Liban. Ainsi s'est construit un front de gauche, le Rassemblement national démocratique, qui militait pour un changement démocratique du pays.

Surgit alors, à Alep, un mouvement de contestation organisé par une fraction des Frères musulmans. La 3è division de l'armée fut envoyée encercler Alep et réprimer dans le sang le soulèvement. Puis ce fut la répression massive et sanglante à Hama, qui fit plus de 20 000 victimes. Le Rassemblement était opposé à la violence et il la condamna pour les deux côtés, tout en expliquant que c'était le régime qui en était responsable. Il défendit une troisième voie par un appel public lancé en mars 1980. Lorsqu'on le lit aujourd'hui, on est frappé par l'actualité des revendications qu'il défendait : retrait de l'armée des villes ; libération de tous les détenus politiques et d'opinion ; levée de la loi martiale et des lois d'urgence ; appel à des élections libres, à la révision de la Constitution et à la séparation des pouvoirs ; perspective d'un gouvernement d'union nationale...

Le pouvoir engagea une chasse aux sorcières, principalement contre les communistes du Parti démocrate : tous les membres du bureau politique et la quasi totalité de ceux du Comité central furent arrêtés et incarcérés. Le parti fut maintenu avec de jeunes responsables locaux, qui formèrent une nouvelle direction clandestine. Mais il fut considérablement affaibli, privé de possibles recrutements. Malgré tout, il se maintint jusqu'aux années 1990, marquées par la chute de l'URSS. Hafez al-Assad comprit alors qu'il convenait de lâcher du lest : les cadres communistes jusque là maintenus en prison sans procès furent jugés, et subirent des condamnations proportionnelles à leur place dans la hiérarchie du parti ! Puis peu à peu ils sortirent de prison. Le parti fut reconstitué, un journal créé, des échanges pour élaborer un programme eurent lieu via internet, et finalement un congrès pu se tenir en 2005. Ce VIe congrès, prenant en compte la réalité du passé mouvementé du mouvement communiste syrien et les leçons de l'histoire, décida que le parti s'appellerait Parti démocratique du peuple syrien... Manière de marquer le primat donné à la démocratie, l'objectif premier étant la lutte contre le régime despotique, pour une Syrie libre et démocratique.

Mais la coupure avec les jeunes générations est restée profonde, du fait de la répression qui avait empêché de renouveler les cadres, et d’une société où les individus sont encadrés dès l'enfance, où tout est fait pour éloigner les gens de la politique.

En juin 2000, ce fut le décès de Hafez al-Assad, que remplaça Bachar, dont le discours portait des accents nouveaux et fut compris comme la promesse d'une libéralisation du régime. Un appel signé par 99 intellectuels, universitaires et artistes fut lancé demandant la levée de l'état d'urgence et l'instauration des libertés démocratiques. Une parole inédite depuis 40 ans, que le nouveau pouvoir laissa s'exprimer. Exigences que relaya un appel des comités de défense de la société civile. Cette fois la répression s'abattit sévèrement, marquant la fin des illusions. Mais du mouvement qui se poursuivit souterrainement émergea en octobre 2005 la Déclaration de Damas, rassemblant des ex-communistes, des nassériens, des socialistes arabes, des défenseurs de la société civile et des droits de l'homme, des mouvements démocratiques kurdes, le mouvement assyrien formé de chrétiens, des intellectuels. Appel qui exige un changement démocratique pour la Syrie. Aujourd'hui, d'un coup, les jeunes se révoltent, utilisant les nouveaux moyens de communication, la télévision, internet, et s'inspirant de l'exemple des révolutions en Tunisie et en Égypte.

CT : Quel est le rôle de cette jeunesse dans l'actuel soulèvement ?

A. A. : Les jeunes révoltés ont joué un rôle prépondérant dans la direction et l'organisation des manifestations auxquelles s'est joint la population. Derrière l'apparente spontanéité de ces manifestations il y a une grande capacité d'organisation de la part de ces jeunes. Avec un immense mérite ils ont su choisir les lieux, les heures, les formes d'intervention... Ils se sont rencontrés grâce aux nouveaux moyens de communication qui leur ont permis d'échanger et de se coordonner, notamment pour le choix des slogans. Ils ont su également tirer les leçons des expériences de leurs camarades tunisiens et égyptiens. Ils ont ainsi témoigné d'une connaissance profonde de la réalité syrienne et fait montre d'une grande capacité à mobiliser la rue syrienne pour affirmer le besoin d'un changement radical politique, social et économique du pays.

Cette jeunesse a été privée de perspectives : 300 000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail sans y trouver d'emploi. La société syrienne est une société jeune à 70 %, avec un taux de natalité sans équivalent : de 4,5 millions d'habitants lors de l'indépendance le pays est passé à 23 millions de personnes. Et cela dans un contexte de crise économique qui a vu les prix doubler en une décennie... Pour tout fonctionnaire honnête, le salaire qu'il touche lui permet d’assumer les dépenses d'une semaine, il lui faut donc exercer un deuxième, voire un troisième métier...

La polarisation sociale est forte entre une petite minorité d'enrichis et une énorme majorité de sacrifiés. Tout cela ne peut aller sans effets considérables sur les mentalités. Nombre de jeunes diplômés ont au cours des dernières années quitté le pays, soit vers l'Europe, soit vers l'Arabie saoudite et les pays du Golfe...

CT : On voit que se joue en Syrie le devenir de toute la région...

A. A. : C'est en effet un bouleversement de toute la région qui est en jeu.Le régime syrien est un des facteurs de la crise régionale : il n'a rien fait pour apporter des réponses à celle-ci, bien au contraire. L'état de guerre avec Israël lui a servi de prétexte pour maintenir l’état d'urgence dans le pays, pour recevoir des subsides, et empêcher que se fasse entendre toute autre voix que la sienne. De même son soutien au Hezbollah et au Hamas lui a permis de conforter son rôle politique dans la région, mais au service du renforcement de sa position en interne au pays. Et, assuré qu'Israël ne cédera pas sur le Golan, il sait qu'il est maître de l'évolution de la situation. Il ne veut pas que les Palestiniens soient en capacité de résoudre leurs problèmes.

Toute la politique du régime est ainsi placée sous le signe de la manœuvre : il s'allie à l'Iran, mais en quoi l’Iran a-t-il besoin du nucléaire ? Il s'affirme en opposition avec les États-Unis, mais la politique américaine lui sert, d'où sa participation à la coalition contre Saddam, mais dans quels buts ?

Le peuple syrien a pris conscience, et à présent il veut régler les comptes avec la dictature, pour ensuite ouvrir la voie à une sortie de cette situation en impasse. Il faut aussi une révolution démocratique au sein de la société israélienne, pour s'opposer aux tendances nationalistes, chauvines, qui empêchent la démocratisation de la région. C'est pourquoi il faut encourager le courant pacifiste israélien et exiger la reconnaissance des droits des Palestiniens. Car la clé est bien la question palestinienne.

Les régimes arabes de la région sont guidés par la peur, ils croient que le régime syrien assure la stabilité de la région. Aujourd'hui, l'évolution de la situation en Syrie même les oblige à réviser cette vision.

24 juin 2011. Propos recueillis par Francis Sitel. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56