Publié le Mardi 8 octobre 2013 à 14h07.

Face à l’Union européenne « En finir avec l’Europe », ou avec quelques faux débats ?

Un collectif d’auteurs, sous la direction de l’économiste Cédric Durand, vient de publier un livre au titre un peu provocateur : En Finir avec l’Europe.

Cédric Durand a lui-même résumé dans des présentations orales ce travail collectif en quelques formulations, que nous lui empruntons pour tenter un résumé point trop infidèle. La crise actuelle aurait sorti du placard « trois vérités, deux cadavres et un revenant », car elle révèle la nature profonde de l’Union européenne. Il reprend ainsi (page 89) un constat de Freud… à propos des maladies mentales : « Si nous jetons un cristal par terre, il se brise, mais pas n’importe comment, il se casse suivant ses directions de clivage dont la délimitation, bien qu’invisible, était cependant déterminée à l’avance par la structure du cristal. Des structures fêlées et fissurées de ce genre, c’est aussi ce que sont les malades mentaux. »

Trois vérités : le capitalisme européen (et il n’est pas le seul) n’assure plus sa croissance qu’en aggravant sans cesse l’exploitation et en privatisant tout ce qu’il peut. Cette fuite en avant dans un processus « d’accumulation par dépossession » est dans l’impasse. Voilà l’Europe vouée durablement au chômage de masse et au sous-investissement. De plus, la différence de rythmes de la crise entre le sud et le nord du continent montre à quel point il y a eu divergence et non harmonisation économique de l’Europe. Cela révèle l’essence néolibérale de l’UE, depuis le début, et non pour des raisons politiques conjoncturelles. Enfin, la crise manifeste la nature antidémocratique de l’UE (Cédric Durand et Razmig Keucheyan parlent de « césarisme bureaucratique européen » en citant commission européenne, TSCG, BCE, décrets et inquisitions de la troïka dans les pays d’Europe du sud « aidés », etc.) et sa structure hiérarchisée, soumise à des rapports de domination internes, parfois presque néocoloniaux, entre les différents Etats.

Deux cadavres : la notion de « souveraineté des peuples » et « l’européisme », soit le mythe d’une Europe sociale, écologique, démocratique. Comme l’a dit le président de la BCE, Mario Draghi : « Le modèle social européen est mort. »

Un revenant : le spectre du fascisme. Il faut lire l’article excellent (et effrayant) de Dimitris Dalakoglou sur l’Aube dorée (y compris dans ses relations avec l’appareil « sécuritaire » de l’Etat grec) : « Néolibéralisme et néonazisme : de la violence à Athènes en temps de crise » !

 

Ni européisme, ni souverainisme ?

De ce constat surgit une polémique contre deux perspectives politiques illusoires :

1) Le rêve d’une « bonne Union européenne », qui articulerait une politique monétaire expansive de la BCE, un plan d’investissement européen, une régulation des salaires qui les accrocherait aux gains de productivité. Il est néanmoins précisé que « sur le papier ce socle pourrait contenir la crise », ou au moins « fonctionner à court terme ». Cependant cette « option euro-keynésienne » (page 137) « est cohérente en tant que réponse aux turbulences macroéconomiques qui font suite à une crise financière, mais elle bute sur la politique. » C’est sans doute la thèse centrale du livre. En effet, il n’y a pas de « fusion » entre les peuples d’Europe. Toute la structure de l’UE s’oppose à une telle politique. Et il y a une « désynchronisation de la lutte des classes » sur le continent européen, rendant les rythmes politiques très différents d’un pays à l’autre, et entre l’Europe du nord, de l’est et du sud. C’est le résultat des places différentes occupés par les différents pays dans l’économie continentale et mondiale.

2) Le rêve souverainiste du retour au cadre national, qui (dans sa version de gauche) permettrait de revenir aux « compromis  de l’après-guerre » (un secteur d’Etat important, une montée continue des salaires, la protection sociale, etc., coexistant avec le maintien du capitalisme). C’est la chimère d’un « compromis de classe » qui pourrait être renouvelé dans le cadre d’une « nation indépendante » économiquement.

D’où la proposition que Cédric Durand dit « stratégique » : une « ruse de la raison internationaliste », qui passerait par un « détour national ». Préparer une crise politique qui rendra possible de profondes ruptures, avec le libéralisme voire le capitalisme, mais qui ne pourra être que nationale. Dire (comme Syriza en Grèce) « Pas un sacrifice pour l’euro », mais aussi éviter de dire que sortir de l’euro résoudrait en soi les problèmes. C’est le sens que le début du livre (pages 7-8) donne au titre lui-même de tout l’ouvrage : « Pour l’Europe en crise, tituber sur ses deux jambes, c’est accélérer un processus d’intégration sans légitimité démocratique et radicaliser l’agenda des réformes néolibérales. Autrement dit asphyxier la délibération démocratique pour mieux livrer les sociétés européennes au processus d’accumulation du capital (…) C’est dans ce cadre qu’il s’agit d’en finir avec l’Europe. En finir avec l’Europe comme une évidence, comme une ligne d’horizon de la controverse politique. Au premier chef, l’Union européenne est en cause. Mais cela questionne aussi l’a priori de ‘‘l’autre Europe’’ comme seule option stratégique immédiatement opérante pour les gauches sociales et politiques. Car si les nations ne sauraient être un refuge, l’Europe néolibérale se révèle être un piège dont il reste à se défaire. » 

Il faudrait donc mener campagne contre l’Union européenne pour défendre une politique nationale radicale contre le chômage, où l’Etat doit être « l’employeur en dernier ressort » et « la finance doit être socialisée ». Ce serait même le seul moyen de contrer une « option d’extrême droite qui a le vent en poupe ».

Enfin, cette idée « d’en finir avec l’Europe » se veut internationaliste. Pourquoi l’horizon internationaliste devrait-il être l’Europe ? Pourquoi défendre cette forteresse Europe (au nom de quoi ? Quelles grandes luttes historiques progressistes communes ? Tout de même pas au nom d’une « civilisation commune » ?) plutôt que l’union des peuples de la Méditerranée ? Du sud de l’Europe ? Du monde ?

 

Perplexités…

Effectivement, les auteurs ont raison de rappeler que « l’Europe » peut être aussi le drapeau d’un nationalisme, d’une arrogance néocoloniale. Surtout vu de France ou d’Allemagne d’ailleurs. 

Est-il si pertinent cependant de titrer « En finir avec l’Europe » ?

Car, puisque l’ouvrage se veut « politique » (et même « stratégique »...), ne faudrait-il pas davantage intégrer les rapports de forces politiques, justement ? La crise ouvre la voie aux pires idées réactionnaires. En France, le FN agite la chimère d’une sortie de l’euro parée de toutes les vertus, la récupération d’une soi-disant indépendance nationale, au nom de laquelle on nous demanderait, comme souvent dans le passé, de multiplier de nouveaux sacrifices pour être toujours-plus-compétitifs. La rupture avec l’UE et l’euro n’a pas les faveurs aujourd’hui de la grande bourgeoisie, nulle part en Europe. Mais partout l’extrême-droite l’agite, et « ça marche ». Cette démagogie (alimentée par la politique dite « européenne » !), désarme un peu plus les classes populaires, en montant les peuples les uns contre les autres plutôt que contre la sainte-alliance des capitalistes et des gouvernements qui règne sur tout le continent.

Ces périls, les auteurs en sont évidemment conscients, et ils les combattent. Mais pourquoi dire « En finir avec l’Europe » plutôt qu’avec les institutions, les traités de l’Union européenne, qui est effectivement une machine libérale dans son essence ? Aux côtés des machines des Etats nationaux aussi, d’ailleurs. 

Et pourquoi avancer cela comme un slogan, en quelque sorte « à l’adresse des larges masses » (comme on ne dit plus), tout en affirmant (à juste titre) que le problème politique fondamental est celui non pas d’un choix entre le cadre national et le cadre européen, mais celui du programme radical à défendre face à la crise ? Or justement, la controverse ne porte que bien peu sur la nature de ce programme. La tentative de revenir à des modèles passés où la croissance capitaliste coexistait avec quelques avancées sociales, ou la contestation de la dictature de la propriété privée et du profit sur l’économie ? Au contraire, le livre ne tend-il pas plutôt à minimiser ce problème (qui est celui de l’anticapitalisme, en fait), ne serait-ce qu’en affirmant, comme en passant, que l’option « euro-keynésienne » pourrait être cohérente économiquement, mais simplement ne serait pas praticable politiquement, car l’UE n’est pas compatible avec elle ?

 

Tenir le cap ?

Le livre apporte des éclaircissements parfois passionnants sur l’Union européenne. Il tourne en dérision des chimères qu’il appelle « européistes », très présentes, parfois, dans le camp de ceux qui refusent l’austérité. Un faux internationalisme, très abstrait, un réformisme très plat qui rêve d’un jour (la Saint-Glinglin ?) où les gouvernements européens réorienteraient leurs politiques à l’échelle de tout le continent… Mais pour prendre seulement l’exemple français, au sein du Front de gauche (dont les débats internes se reflètent d’une certaine façon dans le livre), n’y a-t-il pas aussi ceux, non moins platement réformistes, qui dénoncent « l’Europe allemande » ou « l’Europe américaine » (dixit des tracts et autocollants tout frais du PG !), avec une vigueur inversement proportionnelle à la radicalité de leur mise en cause du capitalisme lui-même ?

Ce qui donne décidément envie de tenir fermement le cap de l’internationalisme, en évitant des raccourcis périlleux, et en défendant un programme anticapitaliste pour tous les travailleurs d’Europe, qui ne sera de toute façon pas compatible avec l’Union européenne telle qu’elle existe réellement. 

 

Yann Cézard

En Finir avec l’Europe, (sous la direction de Cédric Durand) Dimitris Dalakoglou, Cédric Durand, Razmig Keucheyan, Stathis Kouvelakis, Costas Lapavitsas, Wolfgang Streeck, Editions La Fabrique, 149 pages,

 

15 euros.