Publié le Vendredi 4 octobre 2013 à 14h57.

Luttes ouvrières et pouvoirs populaires dans le Chili d’Allende

A 40 ans du coup d’Etat conduit par le général Pinochet, c’est encore très souvent la figure d’Allende, président martyr, l’histoire des directions politiques, voire de l’intervention impérialiste qui sont mises en avant pour comprendre les mille jours tumultueux de l’Unité populaire (UP). Les luttes, rêves collectifs, débats de celles et ceux qui ont « fait » et construit le mouvement  révolutionnaire chilien – ces centaines de milliers de salarié-e-s, d’étudiant-e-s, de militant-e-s – sont souvent absents de l’histoire officielle… 

Dés l’élection de Salvador Allende (avec 36,6 % des voix), en 1970, les premières applications du programme de l’UP ne sont rendues possibles que grâce à une formidable mobilisation sociale. Cette période est celle d’une dynamique intense de participation collective, politisation et radicalisation anticapitaliste des classes populaires : une dynamique qui ébranle toutes les structures de domination de ce petit pays de 11 millions d’habitants.

Dès ses origines, le projet de révolution légaliste et graduelle d’Allende s’est trouvé imprégné d’une tension majeure : il était le produit d’une campagne populaire très large et appelait de ses vœux la création d’un nouveau « pouvoir populaire », mais tout en désirant que celui-ci ne remette pas en cause directement les institutions chiliennes, son armée ou sa transition par étapes. Ce pari était voué à l’échec, d’autant plus que la gauche parlementaire ne contrôlait que la présidence et le gouvernement et était minoritaire au Congrès (les autres institutions étant largement dominées par l’opposition), ce qui l’obligea à d’interminables et vaines négociations avec la Démocratie chrétienne (DC).

Parallèlement, le gouvernement tenta la mise en place d’un système orignal de cogestion et participation des travailleurs au sein des entreprises nationalisées, dite « Aire de propriété sociale ». Celle-ci fut envisagée par le biais d’une collaboration étroite avec la principale confédération syndicale, la puissante Centrale unique des travailleurs (CUT). Cette participation était aussi pensée comme un instrument de « bataille de la production », un moyen d’impliquer les travailleurs dans le redressement productif du Chili.

Mais le projet de nationalisation ne concernait initialement qu’une partie limitée de l’économie, essentiellement le secteur moderne et ne touchait que 10 % des travailleurs industriels. Il laissait de côté la très grande majorité des salariés de la petite et moyenne industrie, considérée comme « non stratégique », mais également des pans entiers de la grande industrie. D’autre part, la CUT connut une intégration progressive au gouvernement, ce qui n’était pas sans générer des remous avec la base ouvrière.

Début novembre 1972 fut mis sur pied un gouvernement civilo-militaire censé éviter une guerre civile : on y retrouvait, au coude à coude, trois chefs des forces armées avec Rolando Calderón (PS et secrétaire général de la CUT) au ministère de l’agriculture et Luis Figueroa (PC et président de la CUT) au ministère du travail. A cette date, le pouvoir était de plus en plus ouvertement dans une position d’arbitre des conflits de classe, englué dans un jeu institutionnel qui lui était pourtant clairement hostile, et faisait face à une polarisation sociale toujours plus profonde. Pour comprendre cette situation, il faut revenir à la grande crise d’octobre 1972, un mois plus tôt.

Pouvoirs populaires constituants et Cordons industriels 

Héritière d’une longue tradition de luttes, une partie du mouvement ouvrier donna naissance à un mouvement d’auto-organisation unique par son ampleur en Amérique latine. Au cours des affrontements d’octobre 1972 et des grandes mobilisations de 1973, les revendications économiques s’articulèrent avec les demandes politiques des ouvriers les plus radicaux. Cette connexion se traduisit notamment par la formation des Cordons industriels.

Lorsque durant « l’octobre rouge » de 1972, grand patronat, commerçants, professions libérales profitèrent de la grève des camionneurs (financée à coup de millions de dollars par la CIA) pour tenter de paralyser l’économie du pays, une fraction de la classe ouvrière occupa massivement les usines et certains travailleurs parvinrent partiellement à les remettre en route, sous leur contrôle. Même chose dans le champ de la distribution où une partie de la jeunesse militante appuya les salariés pour ravitailler quartiers populaires et marchés.

Les Cordons industriels étaient formés sur la base d’une coordination territoriale horizontale de plusieurs dizaines d’usines, indépendamment de leur branche économique ou de leur appartenance, ou non, au secteur privé. Après avoir été essentiellement dirigés par en haut, dans l’urgence, par des leaders syndicaux et des militants PS ou du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire), des assemblées de travailleurs se sont mises en place dans les entreprises les plus combatives. On y discutait des revendications immédiates, de la conjoncture politique nationale et de la nécessité de l’extension du secteur nationalisé. La parole se libérait enfin, les ouvriers comme les dirigeants syndicaux, les cadres comme les intérimaires étaient invités à prendre la parole et à voter si nécessaire, des militants de la gauche partisane étaient accueillis pour exposer leur point de vue. On décidait aussi des actions à mener, particulièrement des occupations d’usines, de la mise en place de barrages de route pour faire pression sur l’exécutif, des mesures à prendre pour l’autodéfense de l’usine face à l’extrême-droite ou aux milices patronales...

Le but affiché était que ces assemblées élisent deux ou trois délégués, révocables à tout moment, qui eux-mêmes voteraient les décisions au sein de l’assemblée des délégués du Cordon. Pourtant rapidement, les salariés du Cordon ont buté sur les limites de la stratégie de la gauche gouvernementale. Ces formes d’organisations alternatives ont néanmoins fait un pas supplémentaire en créant, en juillet 1973, la Coordination des cordons industriels de la province de Santiago. A la suite du soulèvement militaire du colonel Souper, en juin 1973, puis après la nouvelle grève patronale de juillet, ces formes de « pouvoir populaire constituant » ont connu une extension notable à travers le pays. Le pouvoir populaire revendiqué par toute une partie de la gauche s’incarnait alors dans les faits. Les luttes débordaient largement le cadre étriqué des institutions et de la voie légale au socialisme, la dualité de pouvoirs apparaissait, remettant en cause la légitimé de l’Etat et le droit du patronat à diriger l’économie.

Dans la capitale, les Cordons concentraient quelques dizaines de milliers de travailleurs, mais on les trouvait également du nord au sud du pays. Leurs militants réclamaient l’extension des nationalisations, le contrôle ouvrier, l’organisation de comités de défense, la fermeture du Congrès et une assemblée constituante, la nationalisation sous contrôle populaire de la distribution et le ravitaillement direct des quartiers afin d’empêcher le marché noir. L’objectif, la plupart du temps, était d’allier revendications immédiates au niveau des entreprises et appel à des mesures politiques nationales qui permettent de faire sauter les verrous bureaucratiques freinant les avancées conquises par les luttes et formes d’auto-organisation. Ces formes de luttes étaient aussi facilitées par la dynamique parallèle du mouvement pobladores (habitants des quartiers pauvres) qui s’organisait dans les zones de la périphérie urbaine (les poblaciones).

Le « pouvoir populaire » enjeu de luttes politiques

Pourtant, les « commandos communaux » qui devaient, selon la gauche révolutionnaire et le MIR, regrouper ouvriers, étudiants et pobladores ne parvinrent pas à se développer, faute d’une conjonction stable entre ces différents acteurs sociaux et d’une perspective politique commune. Un âpre débat se menait même entre militants pour savoir si la priorité devait être accordée aux Cordons ouvriers (volonté du PS) ou directement aux Commandos (volonté du MIR). Il apparaît que cette discussion était surtout le reflet de l’implantation de chaque parti. En effet, de nombreux Cordons industriels étaient dominés par l’aile gauche des socialistes, alors que le MIR était avant tout enraciné dans les secteurs du semi-prolétariat urbain. Les « miristes » parvinrent néanmoins à gérer de manière remarquable des quartiers entiers, tels celui de la Nueva La Habana, véritable village autogéré à l’intérieur de Santiago.

Au-delà de leurs diversité et limites, il est indéniable que ces initiatives de pouvoir populaire ne furent pas spontanées, mais bien le fruit d’une accumulation d’expériences militantes, de la construction d’une identité populaire ; ce que l’historien E.P. Thompson nommait une « expérience de classe ». Cette grande vague d’auto-organisation était alimentée par les militants de l’aile gauche de l’UP (secteurs radicaux du PS, gauche chrétienne), par le MIR et des petits groupes de la gauche révolutionnaire.

La direction de la CUT, tout comme le PC, tenta dans un premier temps d’empêcher leur constitution, rejetant toute « création d’un pouvoir alternatif au gouvernement » et qualifiant leurs actions de « gauchistes » et d’« irresponsables ». Ce à quoi le MIR, dirigé par Miguel Enriquez, répondait par la volonté de voir naître un véritable double pouvoir, en refusant de « maintenir la subordination des masses à la démocratie bourgeoise » et à la stratégie réformiste d’Allende. Quant au PS, à la recherche d’une synthèse impossible, il reconnaissait « le développement d’un pouvoir populaire alternatif aux institutions bourgeoises, mais pas au gouvernement »

La distance entre Allende et le « poder popular » s’est accentuée à mesure que la politique du gouvernement s’est essoufflée, pour sombrer finalement dans la paralysie, le marché noir et l’hyperinflation. Dés janvier 1973, les Cordons industriels s’opposèrent vertement au projet de recul du ministre communiste Orlando Millas, qui appelait à rendre les usines occupées « non stratégiques » afin de ne pas alourdir la charge du gouvernement civilo-militaire, et à reprendre les négociations parlementaires avec des démocrates-chrétiens toujours plus réactionnaires. En mars, le gouvernement rasseyait en partie sa légitimité avec l’obtention de plus de 43 % des suffrages aux élections législatives. Pourtant, il n’en fit rien.

Durant toute l’année 1973, en revanche les forces armées, bien loin d’être une force « constitutionaliste » comme le proclamait l’UP, commencèrent leur travail de répression. Profitant d’une loi votée en 1972 sur le « contrôle des armes », les militaires intervinrent dans les bastions ouvriers et évaluèrent les résistances. Alors que les médias (presque tous aux mains de l’opposition) criaient à la dictature du prolétariat, la CUT réitérait ses appels à rendre une partie des usines occupées. Le 9 août était formé un nouveau cabinet civilo-militaire, où l’on retrouvait trois généraux et le commandant en chef de la police. Armando Cruces du Cordon Vicuña Mackenna déclarait alors : « les militaires au gouvernement, de même qu’en octobre, représentent une garantie pour les patrons et non pour la classe ouvrière ». En vain : un mois plus tard le coup d’Etat était dirigé par un certain général Pinochet, fraichement nommé par Allende à la tête de l’état-major…

De quelques enseignements de la « bataille du Chili »

Malgré l’ampleur du phénomène de dualisation des pouvoirs, le pouvoir populaire n’en n’a pas moins eu un caractère embryonnaire et transitoire. Ses actions se sont effectuées essentiellement de manière défensive et mal planifiée. Leur coordination est restée entre les mains de certains syndicalistes et non d’une organisation de masse issue d’assemblées de travailleurs organisés. Les Cordons industriels ne sont pas parvenus à incarner un projet politique alternatif au modèle réformiste proposé par le gouvernement, duquel ils restèrent dépendants.

« Nous vous prévenons, camarade, avec tout le respect et la confiance que nous vous portons encore, que si vous ne réalisez pas le programme de l’Unité populaire, si vous n’avez pas confiance dans les masses, vous perdrez l’unique appui réel que vous possédez comme personne et comme gouvernant, et vous serez responsable de porter le pays, non à la guerre civile, qui est déjà en plein développement, mais à un massacre froid, planifié, de la classe ouvrière la plus consciente et la plus organisée d’Amérique latine ». C’est en ces termes que la coordination des Cordons industriels de Santiago s’adressait, le 5 septembre 1973, au « camarade-président » Allende.

La Bataille du Chili, admirablement filmée par Patricio Guzman, a été l’épicentre de la lutte des classes en Amérique latine : ni l’oligarchie locale, ni l’impérialisme états-unien n’entendaient laisser se dérouler, sans réagir, cette expérience révolutionnaire, en pleine guerre froide. Mais c’est aussi la stratégie légaliste et réformiste de la gauche gouvernementale, sa croyance entêtée dans le « constitutionalisme » de l’armée, qui a conduit à l’écrasement de ce processus collectif exceptionnel. La défaite stratégique de la « voie chilienne au socialisme » a alors signifié le début d’une dictature de 17 ans, synonyme d’une répression féroce et de la transformation du pays en laboratoire du capitalisme néolibéral.

Franck Gaudichaud

Pour aller plus loin

 > La bataille du Chili, Film de Patricio Guzman, 1973.

> Le Chili est proche, révolution et contre-révolution dans le Chili de l’Unité populaire, Maurice Najman, Maspéro, 1974.

> Le Chili sous Allende, Alain Joxe, Gallimard, 1974.

> Chili 1970-1973. Mille jours qui ébranlèrent le monde, Franck Gaudichaud, Presses universitaires de Rennes, 2013.

> ¡Venceremos!, Franck Gaudichaud, Syllepse, 2013.

 

 

Brève chronologie de l’Unité populaire

1970

Janv. : Salvador Allende est désigné officiellement comme candidat de l’UP.

Sept. : Election d’Allende avec 36,6 % des voix.

Sept. : Nixon accélère les mesures pour organiser la chute du nouveau président.

Nov. : Rétablissement des relations avec Cuba et les pays de l’Est. 

Déc. : Début de la nationalisation du système bancaire et industriel.

 

1971

Avril : Elections municipales : 49.75 % des suffrages pour l’UP.

Juillet : Nationalisation des mines de cuivre.

Nov. : Arrivée contestée de Fidel Castro pour trois semaines.

Déc. : Marche des « casseroles vides » contre la pénurie, organisée par les femmes de la bourgeoisie.

 

1972 

Fév. : J. Chonchol, ministre de l’agriculture, annonce la disparition prochaine des grands domaines.

Mars : Révélations du Washington Post sur l’action de la CIA et de la multinationale ITT au Chili.

Juillet : l’« Assemblée populaire » de Concepción appelle à une rupture avec les institutions bourgeoises.

Oct. : Création de la CODE, coalition des partis d’opposition allant de la DC à Patria y Libertad.

Oct. : grande grève des camionneurs, appuyée par le patronat ; multiplication des formes de pouvoir populaire.

Nov. : Constitution d’un nouveau gouvernement, composé de chefs militaires et de dirigeants de la CUT.

 

1973

Janv. : Luttes des Cordons industriels contre le plan gouvernemental de restitution d’une partie des entreprises nationalisées ou occupées.

Mars : Elections législatives : 44 % pour l’UP ; l’opposition n’atteint pas les deux tiers des voix nécessaires pour destituer légalement Allende.

Mars : Appel du PC à combattre « l’ultra-gauchisme » du MIR.

Juin : Essai de Coup d’état du Général Souper : le tancazo.

 

11 septembre : Coup d’Etat, suicide d’Allende dans le palais présidentiel, formation d’une junte militaire.