Publié le Dimanche 29 septembre 2013 à 21h45.

Ecole, capitalisme et luttes de classes

Contrairement aux prétentions généralement affichées par les ministres de l’Education nationale, l’école n’est nullement une enclave républicaine au sein de la société capitaliste, malgré son autonomisation relative de la sphère de production des richesses.

A ce titre, l’école n’est jamais indépendante des luttes de classes qui traversent et structurent cette société. Mais il importe d’aller au-delà de ces constats négatifs : comment l’école contribue-t-elle, en tant qu’instance relativement autonome, à la reproduction des rapports sociaux propres au capitalisme ? Quelles contradictions ce processus de reproduction scolaire fait-il émerger, et quelles marges d’action se dégagent pour les anticapitalistes ?

 

L’émergence d’une scolarisation des enfants du peuple

Si l’école contribue à reproduire les rapports sociaux capitalistes, elle ne s’acquitte évidemment pas de cette fonction d’une manière invariante, partout et à toute époque. Les modalités concrètes de cette reproduction scolaire se modifient selon le niveau de développement des forces productives – dont l’approfondissement des connaissances scientifiques est un facteur central – mais aussi selon les formes prises par la genèse et la domination de l’Etat dans tel ou tel pays, qui dépendent elles-mêmes des luttes de classes. 

Pour le comprendre, l’exemple français de développement d’une école de masse apparaît particulièrement pertinent. On y voit d’abord la scolarisation émerger comme enjeu social et politique au cours de la Révolution française, durant laquelle se trouve pour la première fois affirmé – sous la pression du mouvement populaire – un devoir de l’Etat à l’égard du peuple en matière d’instruction. La scolarisation va ensuite se développer dans le double contexte de la Révolution industrielle et des confrontations entre l’aristocratie en déclin, la bourgeoisie montante et le prolétariat naissant1. Ce sont ces luttes de classes – et leur issue, à savoir la victoire politique de la bourgeoisie républicaine en 1879 – qui vont donner à la scolarisation de masse ses traits spécifiques et ses formes concrètes : la fameuse « école de Jules Ferry », qui survivra au moins jusqu’aux années 1960.

En quoi consistait cette école, et dans quelle mesure ses formes correspondaient-elles aux besoins du capitalisme français d’alors ? A rebours d’une vision très répandue, qui fait même figure de mythe national, l’institution scolaire telle qu’elle s’organise dans les années 1880 est au moins autant un point d’arrivée qu’un point de départ. Non seulement les initiatives législatives des républicains s’appuient sur l’œuvre scolaire antérieure de leurs prédécesseurs libéraux (Guizot et Duruy pour l’essentiel), à tel point que le développement de l’école primaire ne fait que parachever un mouvement régulier d’accroissement de l’instruction et d’alphabétisation de la population française au 19e siècle. Mais Jules Ferry et consorts ne remettent à aucun moment en cause la dualité sociale des modes de scolarisation, qui s’était affirmée dès le début du siècle avec la création des lycées par Napoléon. 

On oublie souvent en effet que l’école républicaine qui s’impose à la fin du 19e siècle est structurée par la division, héritée du passé, entre deux ordres d’enseignement quasiment étanches : le primaire (auquel on peut adjoindre le primaire supérieur et les écoles professionnelles), assigné aux enfants des classes ouvrière et paysanne ; et le secondaire (les lycées et leurs « petites classes »), qui demeure payant et se trouve réservé aux enfants de notables. Si le premier consiste dans une scolarisation de 6 à 13 ans visant à acquérir des connaissances de base2, le second mène vers l’enseignement supérieur et les professions libérales (avocat, médecin, etc.), mais a surtout pour fonction d’homogénéiser culturellement les classes dominantes, à tel point que le baccalauréat pouvait faire figure de véritable « brevet de bourgeoisie » (Goblot). 

Voilà le compromis trouvé par la bourgeoisie républicaine, entre un mouvement ouvrier qui exige a minima l’égalité des conditions de scolarisation (pour « donner au peuple les moyens intellectuels de se révolter », comme disait Louise Michel), et les forces conservatrices pour lesquelles l’instruction ne saurait être autre chose qu’un ferment de désordre. L’œuvre scolaire des républicains s’enracine dans la volonté de mettre la scolarisation et l’instruction au service de l’ordre social. Car la Commune de Paris est passée par là, les laissant apeurés devant le bouleversement entrevu des structures économiques et politiques. Futur inspecteur général de l’Instruction publique et proche de Jules Ferry, Félix Pécaut résume dès 1871 la philosophie scolaire des élites républicaines en affirmant doctement : « Si vous voulez une saine domination des classes supérieures, il ne faut pas fusiller le peuple, mais l’instruire »

Les objectifs des républicains sont donc à la fois économiques et politiques : il s’agit d’améliorer le niveau d’instruction de la population pour livrer au patronat une main-d’œuvre alphabétisée ainsi que des cadres intermédiaires et des élites compétentes. Dans le même temps, l’instruction est conçue comme un moyen de soumettre les classes dominées tout en les détachant des élites traditionnelles, par un travail conjoint de moralisation, d’unification culturelle (supposant la destruction des langues régionales) et d’inculcation d’une idéologie nationaliste, désignant comme seul horizon politique la préparation de la « revanche » contre l’Allemagne. 

 

Division du travail et idéologie méritocratique

C’est dire que l’école capitaliste tend toujours à exercer une double fonction, matérielle et idéologique : division et inculcation, sélection et légitimation. Mais, disant cela, on demeure à un haut niveau de généralité et il importe à chaque fois de préciser – dans telle ou telle situation historique concrète – comment s’accomplit cette fonction. Les transformations du capitalisme, induites par des changements technologiques et/ou par les luttes de classes, engendrent en effet des bouleversements dans l’ordre scolaire, et c’est à l’Etat qu’échoit la tâche d’ajuster en chaque moment l’organisation et le fonctionnement de l’école, de telle manière qu’elle soit en mesure de favoriser l’accumulation du capital dans les conditions économiques, sociales, politiques et culturelles de son temps. 

L’une des caractéristiques les plus fondamentales des systèmes d’enseignement propres aux sociétés capitalistes tient dans la reproduction scolaire de l’opposition entre travaux d’exécution et travaux de conception/organisation. Mais cette opposition, qui prend racine dans la production et le marché du travail, n’est pas importée telle quelle dans le système éducatif. Elle est retraduite par ce dernier à travers les programmes d’enseignement et l’organisation des filières : ainsi se voient opposées termes à termes théorie et pratique, culture savante et culture technique, filières générales et filières professionnelles. Or, comme l’avait montré Pierre Naville dès 19453, ces délimitations hiérarchiques entre champs de savoir et entre filières d’étude ne procèdent pas de la nature des choses ou d’aptitudes innées propres aux individus, mais de la division du travail, que le capitalisme ne cesse d’approfondir à mesure qu’il étend son emprise sur l’ensemble de la société. 

Comment s’étonner que les élèves appartenant aux classes populaires puissent s’imaginer, parfois très précocement, qu’ils sont incapables d’acquérir des savoirs « théoriques » ou « généraux », quand le système éducatif lui-même est organisé pour distinguer et opposer des « manuels », voués aux travaux d’exécution, et des « intellectuels », seuls à même d’accomplir des tâches de conception et/ou d’organisation des processus de travail ? Mais pour que s’accomplisse en toute légitimité scolaire cette division, pour qu’elle ne soit pas contestée de front comme division de classe, encore faut-il la fonder sur des verdicts qui ne paraîtront neutres que si est accordée à l’institution scolaire une autonomie relative4. La légitimité accordé au travail de sélection et de division accompli par le système d’enseignement suppose que celui-ci apparaisse comme un arbitre neutre et objectif des mérites de chacun – de même que l’Etat, dont l’école est en quelque sorte un détachement dans la société civile, doit parvenir à se faire oublier en tant qu’Etat bourgeois. 

Autonomisée de la sphère familiale et séparée de la production, l’école de masse peut sécréter et donner corps à l’idéologie méritocratique, qui transmue le privilège social en mérite scolaire. Les verdicts prononcés par le système d’enseignement – matérialisés par la hiérarchie des diplômes et des écoles où ils ont été obtenus – permettent ainsi d’assurer la distribution des individus dans la structure de classe et la légitimation de l’existence même de la hiérarchie sociale, c’est-à-dire du partage inégal des richesses et des pouvoirs. On ne saurait trop insister sur les effets destructeurs de cette idéologie, non seulement sur les individus réputés en « échec scolaire » (stigmatisés à ce titre et exclus des emplois qualifiés, voire de l’emploi tout court), mais plus profondément sur la conscience de classe : à la domination collective et aux rapports de forces entre les classes, l’idéologie du mérite scolaire substitue en effet une somme de déficiences individuelles et une échelle des mérites personnels. 

 

Une institution contradictoire

On a mis l’accent dans un premier moment sur le rôle de l’école dans le processus de reproduction des rapports de domination, donnant peut-être l’impression d’une soumission complète et invariante de l’école aux intérêts capitalistes, et des individus (élèves comme enseignants) à cette école capitaliste. Or ce processus de reproduction, et l’institution scolaire elle-même, sont structurés par de profondes contradictions qui ouvrent des marges d’action aux anticapitalistes. Car en élargissant les fissures qui se font jour quotidiennement dans l’édifice scolaire, les luttes menées en son sein – y compris les combats pédagogiques – permettent d’entrevoir ce que pourrait être une école tout autre, qui ferait de l’auto-émancipation le cœur de son action et le moteur d’une société révolutionnée. 

Comment s’expriment fondamentalement ces contradictions ? Qu’il s’agisse de la création d’une école primaire de masse, de l’émergence d’un enseignement professionnel public ou des politiques d’allongement des études, ces transformations de l’école apparaissent au moins autant comme des conquêtes populaires, et il importe de les défendre à ce titre, que comme l’expression des besoins de la classe capitaliste (ou du moins de certains fractions de cette classe). Or, comme on l’a dit plus haut, c’est à l’Etat qu’il incombe d’élaborer une politique scolaire qui puisse satisfaire ces besoins, tout en parvenant à maintenir ou étendre l’hégémonie culturelle de la classe dominante. 

Si les transformations de l’école, au cours du dernier siècle, sont à ce point contradictoires, c’est que l’Etat lui-même n’est pas un bloc monolithique mais la « condensation matérielle d’un rapport de force entre les classes et les fractions de classe »5, et qu’il est donc lui-même traversé de contradictions. L’Etat demeure bien un instrument de la domination de classe, puisque « les classes dominantes [en] contrôlent les points stratégiques »6, mais les formes et l’étendue de la domination de l’Etat, comme des institutions qui lui sont associées, dépendent des rapports entre classes et fractions de classe, de la structure de classe elle-même, de l’extension des luttes sociales et de leur issue, etc. 

C’est d’autant plus vrai dans le cas de l’école que, contrairement aux appareils répressifs d’Etat (police, justice, armée, prisons), celle-ci est fortement investie – et depuis longtemps – par les organisations du mouvement ouvrier (syndicats et partis) et exerce une fonction intrinsèquement contradictoire. Ainsi, non seulement le système éducatif rencontre des obstacles dans l’accomplissement des fonctions de conservation sociale évoquées plus haut, du côté d’enseignants ou d’élèves rétifs au dressage scolaire7, mais sa vocation même l’amène à transmettre des savoirs dont il n’est jamais certain qu’ils auront pour effet de consolider les structures de domination plutôt que de servir à les mettre à nu et à les contester.

Qu’on pense simplement à l’acquisition des techniques et des connaissances associées à la culture écrite, qui ouvre potentiellement l’accès aux multiples expressions littéraires de la révolte sociale ou à des instruments de compréhension du monde (du Capital aux poèmes de Maïakovski, du Talon de fer à la presse du NPA). D’où le malthusianisme scolaire de la bourgeoisie républicaine qui, après avoir promu la scolarisation comme moyen de restreindre l’influence de l’Eglise, est devenue réticente à l’idée d’un allongement indéfini des scolarités. Elle a pourtant dû s’y résoudre dans des circonstances historiques précises, sous les pressions hautement contradictoires de fractions modernistes du patronat, de syndicats d’enseignants ou d’une demande de scolarisation émanant des familles. 

Pour toutes ces raisons, les anticapitalistes ont toutes les raisons de défendre – concrètement et dès maintenant, de la maternelle à l’université – la perspective d’une autre école, égalitaire et coopérative, tout en rappelant en chaque moment que cette école ne saurait advenir dans une société où subsiste le capitalisme et où se maintiennent des rapports d’exploitation et de domination. Plus précisément, au moins trois axes de lutte fondamentaux, qui peuvent se décliner en de multiples revendications, permettent de lutter contre le capitalisme sur le terrain scolaire, en visant en particulier l’universalisation des conditions d’accès au savoir (qui n’est une arme que s’il est partagé largement et discuté collectivement) : 

- Le combat contre la sélection et la « filiarisation », qui tend à séparer autoritairement et précocement les élèves tout en épousant étroitement la structure de classe, contribuant ainsi à la reproduction des inégalités sociales d’accès à la culture8. 

- La lutte contre la soumission des programmes d’enseignement et des filières d’étude aux exigences patronales, qui tendent à cloisonner arbitrairement les champs de savoirs et à produire des travailleurs/ses étroitement spécialisés. 

- La promotion de pédagogies émancipatrices, qui établissent les conditions de l’auto-activité des jeunes mais permettent aussi la solidarité et la coopération entre élèves, à rebours de toutes les formes de dressage et de mise en concurrence.

Ugo Palheta

Notes

1. Voir : K. Marx, Les luttes de classes en France, Paris, Editions sociales, 1974. 

2. Comme le disait A. Thiers : « lire, écrire, compter, voilà ce qu’il faut apprendre, quant au reste, cela est superflu […] J’irai même jusqu’à dire que l’instruction est un commencement d’aisance, et que l’aisance n’est pas réservée à tous ». J. Ferry ajoutera que l’enseignement primaire doit « préparer et prédisposer […] le garçon aux futurs travaux de l’ouvrier et du soldat, les filles aux soins du ménage et aux ouvrages de femme ».

3. P. Naville, Théorie de l’orientation professionnelle, Paris, Gallimard, 1945.

4. C’est toute la force du travail de P. Bourdieu et J.-C. Passeron que d’avoir mis en évidence ce point fondamental. Voir : P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La reproduction, Paris, Minuit, 1970.

5. N. Poulantzas, L’Etat, le pouvoir et le socialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013.

6. Sur tous ces points concernant la théorie marxiste de l’Etat, voir notamment : « L’Etat et la transition au socialisme. Interview de Nicos Poulantzas par Henri Weber », Critique communiste, juin 1977, n°16.

7. Voir : P. Willis, L’école des ouvriers, Marseille, Agone, 2011.

 

8. Sur ce point, voir le livre : GRDS, L’école commune, Paris, La Dispute, 2012.