Publié le Vendredi 14 juin 2013 à 22h02.

L’idéologie républicaine et le spectre de la révolution

par Ugo Palheta

Comme le rappelle François Sabado dans l’article qui ouvre ce dossier, la République ne se laisse pas définir aisément. Un retour sur l’émergence de l’idéologie républicaine en France peut permettre d’y voir plus clair, notamment quant aux illusions qu’elle continue de semer.

Le mot de « république » peut être compris en un sens faible ou fort, comme type de régime politique ou comme idéal associé à ce régime. Mais selon la situation historique dans laquelle on se trouve, cet idéal républicain a pu prendre une variété de significations politiques, allant d’aspirations progressistes à voir advenir une « république sociale », plus ou moins en rupture avec l’ordre capitaliste, jusqu’aux justifications du colonialisme par la référence à l’universalité prétendue des valeurs « républicaines », qu’il s’agirait donc d’exporter y compris contre les peuples, en passant par les appels apeurés – en période de soulèvement populaire – à rétablir la légalité « républicaine ». Et d’un pays à l’autre, cet idéal prend à l’évidence un sens encore plus diversifié.

Mais s’il est un point commun entre ces différentes significations attribuées à l’idéal républicain, du moins tel qu’il s’est affirmé en France à partir de la séquence révolutionnaire de 1789-1794, c’est qu’elles ont pour fonction d’exorciser le spectre de la révolution, en ramenant sur le terrain institutionnel toute velléité manifestée par les dominé-e-s (classes populaires, peuples colonisés, etc.) de secouer le joug de l’exploitation et de l’oppression par leur activité politique autonome. Née de la Révo-lution, et plus précisément de l’insurrection antimonarchique de l’été 1792, la Répu-blique en est rapidement devenue la « sœur ennemie » (pour reprendre une formule de Daniel Bensaïd1). C’est pourquoi, en France, on ne saurait saisir le sens politique de l’idéologie républicaine sans traiter des expériences révolutionnaires, au moins de 1789 à la Commune de Paris.

 

Révolution française et République

Il est bien connu que ce n’est pas l’idéal républicain qui fut au principe de ce formidable bouillonnement populaire qu’a été la Révolution française. Les facteurs politiques ont bien eu une importance décisive parmi les membres de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, exaspérés par la domination politique de l’aristocratie, mais ce sont les motifs économiques qui ont dominé parmi les masses populaires, urbaines et rurales. Or, si la Révolution française a bien été bourgeoise dans ses forces directrices et ses conséquences, elle a pris un tour nettement populaire à mesure qu’elle s’approfondissait. Dès lors qu’il fallait balayer une aristocratie décidée à ne rien lâcher de ses privilèges et de son pouvoir, la bourgeoisie révolutionnaire a dû solliciter la participation active du petit peuple, qui a fini par prendre au mot les grandes déclarations de 1789 et à entrer en lutte pour défendre ses intérêts propres.

Or, comme y insiste Daniel Guérin2, c’est l’exigence du « pain quotidien » qui a amené les classes populaires à intervenir directement sur la scène politique et sociale en plusieurs moments décisifs. Portées bien au-delà de leurs aspirations initiales par la « force des choses » (comme disait Saint-Just), ce sont les classes populaires qui sont parvenues, au terme d’un processus particulièrement chaotique, à renverser la monarchie et à établir la République. Ce qui excédait toute espérance raisonnable quelques années auparavant est alors devenu possible, précisément par l’action tumultueuse des plus larges mas-ses, au moment où la Révolution et ses fragiles réalisations se trouvaient menacées par une conspiration, ourdie par les nos-talgiques de l’Ancien régime et les puissances monarchiques coalisées.

Les aristocraties européennes aspiraient en effet à mettre fin à ce soulèvement révolutionnaire qui, par l’écho qu’il avait trouvé bien au-delà du territoire français (jusqu’à Saint-Domingue, où eut lieu la première révolte moderne d’esclaves en 17913), brisait l’évidence de leur domination et annonçait un monde nouveau. A ce complot, et dans un contexte où venait d’être proclamée « la patrie en danger », les Fédérés4 et les sans-culotte parisiens – organisés dans 48 sections et dans le cadre de la Commune insurrectionnelle de Paris – répondirent en orga-nisant, le 10 août 1792, la prise du palais des Tuileries, où résidait le roi et sa famille, en mettant à bas les derniers vestiges institutionnels de l’Ancien régime, et en installant ce qui devait devenir la Première République.

Mais à peine conquise contre les résistances de l’aristocratie et les bourgeois timorés qui s’accrochaient à l’espoir illusoire d’une monarchie « constitutionnelle », la République fut utilisée par une partie de la bourgeoisie, qui s’était ralliée à la Révolution en 1789, pour en appeler à une suspension du processus révolutionnaire. Se retrouvant notamment dans le « parti » girondin5, cette fraction de la bourgeoisie percevait tout le péril que recelait, pour elle et son pouvoir naissant, cette phase ascendante de la Révolution. Avec l’approfondissement de la crise économique et la menace de la disette, le sentiment se diffusait au sein du peuple que les promesses de 1789 n’avaient pas été tenues, et que les seuls à avoir tiré partie de l’abolition prétendue des privilèges étaient les « agioteurs » et les « accapareurs » (c’est-à-dire les spéculateurs dans le langage de l’époque).

Ainsi se multiplièrent les mouvements populaires revendiquant des mesures énergiques pour assurer le droit à l’existence de tous, sans lequel les libertés conquises en 1789 n’étaient que mots d’esprit6. Produit de la Révolution, l’idéal républicain changea donc rapidement de sens, à mesure que s’aiguisait la lutte entre des classes qui, auparavant unies pour faire front contre l’aristocratie, se trouvaient à présent aux prises pour définir la direction du processus révolutionnaire : fallait-il terminer la révolution, en sanctuarisant ses conquêtes (qui faisaient place nette pour le développement du capitalisme), ou la continuer en prenant au mot les idéaux révolutionnaires ? Suffisait-il de détrôner le roi pour faire advenir ce monde nouveau promis par les grandes proclamations révolutionnaires ? Le droit de propriété devait-il primer sur le droit à l’existence ?

Contre les tentatives encore maladroites des sans-culotte parisiens de poser en pratique ce qu’on appellerait plus tard la « question sociale », la République devint rapidement le nom du régime qui devait permettre à la bourgeoisie d’obtenir une forme de concorde nationale sous sa domination, et d’en finir ainsi avec l’action révolutionnaire des classes populaires. Et à mesure que la Révolution s’engageait dans une phase descendante, les « partis » qui posait la question du droit à l’existence furent éliminés : tout d’abord les Enragés (présents et souvent reconnus dans les sections parisiennes), les hébertistes (bien représentés dans la Com-mune de Paris), les robespierristes (qui avaient mené eux-mêmes la répression des premiers alors qu’ils dominaient le Comité de salut public), et enfin les babouvistes, de loin les plus conséquents dans leur remise cause de la propriété, arrêtés en mai 1796 alors qu’ils préparaient une insurrection et condamnés à mort en 1797.

 

1848 et la Commune : le double visage de l’idéal républicain

Contrairement à cette volonté de concorde nationale, manifeste dans l’idéologie républicaine et encore partagée par tous ceux qui s’en réclament aujourd’hui, l’installation d’un régime républicain impliqua, en chaque cas (1792, 1848, 18707), une radicalisation de la lutte entre bourgeoisie et classes populaires, et l’élimination des groupes les plus résolus à contester l’emprise du capital sur l’ensemble de la société, emprise naissante au moment de la Révolution française mais croissante tout au long du 19e siècle.

Il est en effet frappant de constater que chacune de ces républiques n’a pu s’installer véritablement qu’au terme d’une lutte à mort engagée avec les classes populaires. Après un moment d’effervescence politique, permettant de rompre en 1792 avec le règne des Bourbons, en 1848 avec la monarchie de juillet et en 1870 avec le 2nd Empire, la nouvelle classe dirigeante entreprit de briser la révolte populaire qui prétendait ne pas s’arrêter au simple remplacement d’un personnel dirigeant par un autre. A l’illusion d’unanimité nationale succéda, dans chacune de ces situations historiques, la marginalisation politique des aspirations populaires et l’élimination physique des partis qui les portaient.

En 1870 comme en 1848 et en 1792, l’affirmation du régime républicain en France déplaça le conflit, qui ne portait plus que marginalement sur la forme politique de la domination de classe (république contre monarchie, république ou empire), mais sur la question sociale, c’est-à-dire sur le partage des richesses et du pouvoir. On se souvient du mot de Thiers, selon lequel « la république est le gouvernement qui nous divise le moins », le « nous » désignant les différentes fractions de la classe dominante, qui se trouvaient dès lors contraintes de trouver entre elles des compromis, dans le cadre d’un même régime politique. Mais c’était oublier que l’unification partielle de ces fractions impliquait la rupture de l’alliance passée, aussi bien en 1792 qu’en février 1848 et septembre 1870, entre la bourgeoisie républicaine et les classes populaires.

Aussi bien dans la répression violente des mouvements populaires sous la Révolution française, qu’en juin 1848 ou en mai 1871, ce n’est plus le conflit entre les différentes fractions de la classe dominante qui se joue, mais celui entre la classe dominante en tant que telle et les classes populaires, avec un degré d’intensité de plus en plus fort. Car avec le développement de l’industrie moderne, l’accroissement de la concentration capitaliste et l’affaiblissement des petits propriétaires, se sont développé aussi bien la classe ouvrière au sens de Marx, une classe dépossédée des moyens de production, qu’un mouvement socialiste, revendiquant la socialisation des moyens de production. La fondation en 1864 de l’Association internationale des travailleurs (la Première Internationale), est ainsi le produit non seulement du développement numérique de la classe ouvrière, mais aussi d’un foisonnement des doctrines socialistes à partir des années 1830 et de la multiplication des organisations populaires (sociétés de secours mutuel, syndicats, etc.).

De sorte que, si les révoltes populaires de juin 1848 et mars 1871 mêlent encore de nombreux petits propriétaires (artisans, commerçants) à la masse des travailleurs salariés, elles posent la question sociale d’une manière de plus en plus conséquente, mettant au centre de leurs action et revendications la question de la propriété. Si les sans-culottes de 1793 se contentaient d’affirmer le « droit à l’existence », sans poser la question de l’organisation de la production et généralement sans remettre en cause en elle-même la propriété privée (foncière ou mobilière)8, les insurgés de 1848 en viennent à revendiquer le « droit au travail » (ce qui pose la question du pouvoir patronal). Les communards iront plus loin puisque, nourris par la pensée de Proudhon (« la propriété c’est le vol ») et, pour une minorité d’entre eux, par celle de Marx (Le Capital restait largement méconnu en France en 1871), ils chercheront à mettre en place une société de producteurs associés, libérée de la propriété capitaliste et de l’Etat bourgeois.

On comprend donc que plus s’affinait et se diffusait la critique socialiste du capitalisme, plus devait être brutale la répression des mouvements populaires qui traduisaient dans l’action cette critique et l’aspiration à une autre société. Or la 3e République – qui se maintint jusqu’en 1940 – s’est érigée sur les cadavres des 30 000 communards massacrés durant la « Semaine sanglante » (sans même parler du système colonial instauré et maintenu par les républicains vénérés par les dirigeants contemporains : Jules Ferry, Georges Clémenceau, etc.). Ce péché originel n’a rien d’anodin ou d’accidentel, car il renvoie à des dimensions structurantes de l’idéologie républicaine, frontalement contredites par la Commune de Paris : la défense de la propriété privée, l’éloge de la démocratie représentative, le culte de la nation, et l’illusion d’un Etat indépendant des classes et de leurs luttes.

 

Leur République et la nôtre

L’idéal républicain, dont la signification va bien au-delà de la simple forme du régime politique et des institutions, est historiquement un produit de la « victoire défaite » de la Révolution française (pour reprendre, là encore, les mots de D. Bensaïd). En effet, si la République est née, pour la première fois en France, de l’accélération révolutionnaire de l’été 1792, elle-même portée par l’auto-organisation des sans-culotte parisiens, l’idéologie républicaine exprime à l’inverse la nécessité – pour les classes dominantes – de dompter l’intervention politique des classes populaires en la fixant sur le terrain des arrangements et agencements institutionnels.

C’est cette ambivalence fondatrice qui explique que, tout au long du 19e siècle, les républicains vont être amenés, selon les circonstances et parfois malgré eux, à combattre sur deux fronts : contre les nostalgiques de régimes dynastiques (qu’ils soient monarchistes ou bonapartistes), et contre le mouvement ouvrier socialiste. Si les premiers veulent faire tourner la roue de l’histoire à l’envers, les seconds portent une critique radicale sur les quatre points notés plus haut. Ainsi défendent-ils une tout autre République, supposant :

- l’abolition de la propriété privée des moyens de production ;

- l’appropriation de la chose publique (res publica) par toutes et tous, ce qui implique la déprofessionnalisation de la politique ;

- le dépassement du cadre étroit des nations et l’horizon d’une « République sociale universelle » ;

- le dépérissement de l’Etat bourgeois, au profit d’un pouvoir public qui soit l’émanation directe des producteurs associés.

C’est évidemment cet héritage qui est le nôtre, et qu’il importe de populariser en se réappropriant collectivement l’histoire des mouvements révolutionnaires passés, en France et ailleurs. 

Notes

1. D. Bensaïd, Moi, la révolution, Paris, Gallimard, 1989, pp. 93-150.

2. D. Guérin, La révolution française et nous, Paris, Maspéro, 1976, pp. 41-48.

3. Lire : C. L. R. James, Les jacobins noirs, Paris, Amsterdam, 2012. 

4. Volontaires issus du peuple et venus de la France entière, qui se sont engagés dans l’armée pour faire face à l’offensive des puissances monarchiques coalisées. 

5. Les guillemets s’imposent, tant les groupes organisés qui s’affirment et s’opposent durant la Révolution française ne sont pas encore des partis au sens moderne, même s’ils ne sont déjà plus des cénacles ou coteries d’Ancien régime.  

6. C’est ainsi sous la pression des sans-culotte parisiens que furent instaurées – de septembre 1792 à septembre 1793 – plusieurs lois visant à fixer le tarif des denrées alimentaires (le « maximum »), puis que furent passés les décrets de ventôse (février-mars 1794), qui visaient à transférer les biens des ennemis de la révolution vers les indigents (mais qui ne furent guère appliqués). 

7 Dates respectives de fondation des trois premières républiques en France.

8 Sur ce point, voir : A. Soboul, « Utopie et Révolution française », in J. Droz (dir.), Histoire générale du socialisme. 1. Des origines à 1875, Paris, PUF, 1972. Babeuf et la Conjuration des Egaux, prônant la « communauté des biens et des travaux », furent sans doute les seuls à saisir le rôle clé que serait amené à jouer la propriété bourgeoise dans la nouvelle société qui s’affirmait avec la Révolution française.