Publié le Mardi 28 mai 2013 à 12h41.

Marxisme et religion

Par Jihane Halsanbe

On résume souvent la pensée de Marx sur la religion à une citation : « La religion c’est l’opium du peuple ». Qu’en est-il ? Le marxisme se limite-t-il à la proclamation de l’athéisme ? Si ce n’est pas le cas, fait-il de la religion une affaire privée ?

Pour Marx, ce n’est pas « Dieu » qui fait les hommes, mais les hommes qui font les dieux. Le marxisme est donc un athéisme. Historiquement, on comprend comment la pensée religieuse a pu être un recours pour expliquer un monde dont les hommes n’avaient pas la maitrise. Moins une société est développée techniquement, scientifiquement, plus il est aisé qu’un cataclysme, une mauvaise récolte, un malheur soient perçus comme des châtiments divins. Ce n’est donc pas un hasard si les philosophies matérialistes sont apparues au XVIIIe siècle dans un contexte d’essor des sciences. 

Mais le marxisme est un matérialisme dialectique, contrairement à d’autres philosophies athées. Il s’agissait donc pour Marx et Engels de combattre la religion en comprenant ses racines sociales, en s’attachant d’abord à combattre les raison de son existence. De même que le paysan du Moyen-âge voyait dans une mauvaise récolte l’expression d’un châtiment, le travailleur broyé et apparemment impuissant devant les forces écrasantes du Capital peut trouver dans la religion « l’expression de sa misère réelle »1.

Pour Lénine découle de là quelques conséquences quant à l’attitude du parti ouvrier à l’égard de la religion : « Aucun livre de vulgarisation n’expurgera la religion des masses abruties par le bagne capitaliste (…) aussi longtemps que ces masses n’auront pas appris à lutter de façon cohérente, organisée, systématique et consciente contre ces racines de la religion, contre le règne du capital sous toutes ses formes. Est-ce à dire que le livre de vulgarisation contre la religion soit nuisible ou inutile ? Non (…) Le marxiste doit être un matérialiste, c’est-à-dire un ennemi de la religion, mais un matérialiste dialectique, c’est-à-dire envisageant la lutte contre la religion, non pas de façon spéculative (…) mais de façon concrète, sur le terrain de la lutte de classe réellement en cours ».2 

Comme la base des croyances religieuses est l’oppression sociale, la lutte contre la religion et les superstitions doit avant tout être un combat contre l’oppression sociale elle-même, contre le capitalisme. Contrairement aux anarchistes qui déclarent la guerre à la religion et veulent l’abolir par décret, les marxistes cherchent à créer les conditions de l’extinction de la religion par la lutte des classes. Ce qui ne signifie pas qu’ils abandonnent le terrain de la lutte idéologique aux lendemains qui chantent, d’autant que « l’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu’il renonce à une situation illusoire, c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions »3.

La religion, ferment des luttes sociales ? 

Tant que le politique et le religieux n’étaient pas séparés, des révoltes sociales et politiques ont pu prendre la forme de schismes religieux, d’émergence de sectes diverses. C’est sur cet aspect qu’insiste Michael Löwy4. Le christianisme, par exemple, apparaît historiquement comme un moyen de contester les prêtres du Temple accoquinés avec l’Empire romain qui faisait subir un ordre inique en Judée5. La mise en commun des biens des premiers chrétiens était une forme de résistance à l’Empire. Les premiers chrétiens sont d’ailleurs des esclaves, des petits paysans ruinés, des affranchis privés de leurs droits...

De la même manière, au XVIe siècle, le protestantisme gagne du terrain contre le pape et le pouvoir matériel croissant de l’Eglise. En Allemagne, la guerre des paysans dirigée par Thomas Münzer, d’abord adepte de Martin Luther, cherche à établir le royaume des cieux sur terre et ses partisans veulent une société sans classes et sans propriété privée. Sous le voile d’idées religieuses, les opprimés peuvent donc chercher à s’émanciper. 

Mais cela est surtout vrai dans des sociétés encore imprégnées de religieux. Or, la lutte contre les religions a été l’une des tâches de la bourgeoisie révolutionnaire au XVIIIe siècle. En Occident, la bourgeoisie, en luttant pour le pouvoir, a déraciné la féodalité qui s’appuyait largement sur l’Eglise. Dans son combat contre l’aristocratie, il lui fallut affronter ses soutiens. La déchristianisation participe de ce combat contre la monarchie absolue et les privilèges. 

Le marxisme n’a pas une vision dogmatique du rôle social de la religion, qui n’est pas le même en tout temps et en tout lieu. Son attitude à son égard est avant tout guidée par la lutte de classes. C’est ce qui fit dire à Lénine : « Si un prêtre vient à nous pour militer à nos côtés et qu’il s’acquitte consciencieusement de sa tâche dans le parti sans s’élever contre le programme du parti, nous pouvons l’admettre ».6 

Les institutions religieuses au service des classes dominantes

Néanmoins, les religions et les institutions cléricales justifient le plus souvent les inégalités sociales et accompagnent des régimes oppressifs. L’Eglise catholique a soutenu le franquisme, au Chili elle considéra comme une « délivrance divine » le coup d’Etat militaire de Pinochet ; l’islam soutient actuellement la monarchie ultra-réactionnaire d’Arabie Saoudite ; l’hindouisme – en vogue dans certaines franges de la petite-bourgeoisie européenne – s’appuie sur le système des castes ; en Israël, les hautes autorités religieuses juives soutiennent la politique coloniale de l’Etat… Les exemples sont innombrables et pour toutes les religions. 

Le premier clergé constitué, apparu en Mésopotamie, a servi notamment à justifier le pouvoir de l’aristocratie. Dans l’Orient ancien, les prêtres expliquaient que les hommes venaient au monde pour travailler. Les dieux choisissaient, parmi eux, des souverains qui les dirigeaient. La royauté descendait donc du Ciel. Si le service des dieux n’était pas bien effectué, si les souverains n’étaient pas respectés, les humains étaient en faute et pouvaient subir la vengeance des dieux… C’est avec des arguments à peine différents que l’Eglise a légitimé la monarchie de droit divin en France. 

Les Eglises de toutes sortes, les mollahs, les prêtes, les pasteurs et les rabbins sont autant d’obstacles sur la voie de l’émancipation. Au mieux parce qu’ils laissent entrevoir un avenir meilleur dans l’au-delà et détournent par là-même des luttes à mener ici et maintenant, mais le plus souvent encore en justifiant les puissants et leur pouvoir, voire en soutenant les entreprises les plus réactionnaires. 

Au-delà même du soutien de la religion aux classes dominantes, celle-ci a souvent joué un rôle oppressif, et continue de le faire, en imposant toutes sortes de codes et de normes aux comportements pour délimiter le « pur » et « l’impur », pour dénoncer le « péché », le parjure… Les réactionnaires religieux continuent aujourd’hui de lutter contre l’avortement, le mariage pour tous, contre le droit de s’habiller à sa guise, contre le droit des femmes d’exister dans l’espace public, etc. Cela peut aller de la « simple » pression sociale à la mise à mort… Autant de combats contre l’émancipation auquel le mouvement ouvrier révolutionnaire doit répondre pied à pied.

Le parti, l’Etat et la religion

Si le parti – dans la tradition marxiste – ne fait pas de la guerre à la religion le principe absolu de son action, il cherche néanmoins à éduquer ses membres au matérialiste et donc à une conception athée. En ce sens, la foi n’est pas une affaire privée, de même que le sexisme, le racisme ou l’homophobie.7 Mais ce sont les actes qui parlent, non les consciences, qu’au demeurant un parti ne peut pas sonder. Chacun a sans doute des contradictions. Ce qui compte c’est leur retraduction sur le terrain politique et militant.8 En revanche, le programme d’un parti marxiste révolutionnaire doit être sans équivoque sur ces sujets. 

Mais si, pour reprendre la tournure de Lénine, la religion n’est pas une affaire privée envers le marxisme et le parti ouvrier, elle l’est « en face de l’Etat ». Les partis du mouvement ouvrier d’influence marxiste ont toujours lutté pour la stricte séparation de l’Etat et des Eglises ; le corolaire, c’est que l’Etat n’a pas à s’immiscer dans les croyances de tout un chacun. 

Marx ajoutait : « chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux et corporels, sans que la police y fourre le nez »9... 

 

 

Notes :

1. Critique de la philosophie du droit hégélien, 1844.

2. De l’attitude du parti ouvrier à l’égard de la religion, mai 1909.

3. Critique de la philosophie du droit hégélien.

4. Opium du peuple ? Marxisme critique et religion, Contretemps, n°12, février 2005.

5. On perçoit assez bien cet aspect du christianisme dans un film comme L’Evangile selon saint Matthieu de Pier Paolo Pasolini, 1964.

6. Lénine ajoute plus loin que s’il menait au sein du parti une propagande active pour ses conceptions religieuses « il devrait nécessairement l’exclure ».

7. Lénine détaillait ainsi au sujet de la religion : « Le marxiste doit savoir tenir compte de l’ensemble de la situation concrète (…) ne tomber ni dans le ‘‘révolutionnarisme’’ abstrait, ni dans (…) l’opportunisme (…) qui redoute la lutte contre la religion, (…) s’accommode de la foi en Dieu, s’inspire non pas des intérêts de la lutte de classe, mais d’un mesquin et misérable petit calcul : ne pas heurter, ne pas repousser, ne pas effaroucher, d’une maxime sage entre toutes : ‘‘Vivre et laisser vivre les autres’’ ».

8. Chacun voit bien que l’ensemble des membres d’un parti révolutionnaire ne sont sans doute pas exempt de préjugés sexistes. Pour autant, de tels membres ont leur place dans le parti dès lors que leur militantisme n’entre pas en contraction avec l’égalité des sexes et qu’ils soutiennent et défendent le programme du parti qui, lui, doit être féministe. Il en va de même à l’égard de la religion.

9. Critique du programme de Gotha, 1875.