Publié le Jeudi 2 mai 2013 à 13h23.

Les sociétés coopératives ouvrières de production

Par Jean-François Cabral

En ces temps de crise, les Scop sont à l’honneur : parfois de manière très modeste, simple refuge et moyen de sauvegarder l’emploi lorsque l’outil de production n’intéresse plus aucun capitaliste ; parfois de manière plus offensive lorsque la coopération devient l’étendard d’un combat pour la dignité ouvrière comme celui des Fralib à Géménos, ou la promesse d’un monde nouveau en se référant au combat mené par les Lip dans les années 1970…
La coopération est une idée ancienne au sein du mouvement ouvrier. Elle est au cœur du projet défendu par Proudhon, la figure la plus influente au sein du mouvement ouvrier français dans les années 1840-1860 : coopératives de consommation pour échapper à l’usure des capitalistes, coopératives de production comme levier de l’émancipation ouvrière, mutuelles pour assurer une solidarité immédiates entre ouvriers. Des projets qui ont eu du mal à voir le jour faute de capitaux, mais qui ont suscité très vite des espoirs et des débats autour de l’idée qu’il est possible de changer la société à partir d’expériences, certes limitées au démarrage, mais suffisantes pour susciter l’enthousiasme et un début de généralisation.
Dans son « adresse inaugurale » lors de la fondation de la Première Internationale, en 1864, Marx revient sur l’intérêt et les limites de ces premières expériences : « Elles ont montré par des faits, non plus par de simples arguments, que la production sur une grande échelle et au niveau des exigences de la science moderne pouvait se passer d’une classe de patrons employant une classe de salariés […] En même temps, l’expérience de cette période (1848-1864) a prouvé jusqu’à l’évidence que, si excellent qu’il fût en principe, si utile qu’il se montrât dans l’application, le travail coopératif, limité étroitement aux efforts accidentels et particuliers des ouvriers, ne pourra jamais arrêter le développement, en proportion géométrique, du monopole, ni affranchir les masses, ni même alléger un tant soit peu le fardeau de leurs misères […] Pour affranchir les masses travailleuses, la coopération doit atteindre un développement national et, par conséquent, être soutenue et propagée par des moyens nationaux ».
En 1868, la majorité de l’Internationale se prononçait en faveur de la nationalisation des grands moyens de production, déplaçant le centre de gravité de ses préoccupations autour de la prise du pouvoir et de qui possède et qui contrôle l’Etat.

Dans le programme de la gauche réformiste

Depuis, le mouvement coopératif s’est développé à des échelles variables et selon des modalités très différentes.
Il a connu un essor remarquable en Allemagne dès les premières années de la social-démocratie en développant de grandes centrales d’achat pour les ouvriers, sans jamais s’aventurer dans le domaine de la production. En France, le mouvement coopératif et mutualiste est resté plus ou moins dans la sphère d’influence du syndicalisme, comme le montre l’exemple des enseignants qui ont vécu pendant des générations sur un véritable triptyque : un syndicat (la FEN depuis 1945 et jusqu’à son éclatement en 1992) ; une mutuelle (la MGEN) ; un système d’assurance et une centrale d’achat sur un mode coopératif (la Maif et la Camif).
Le mouvement des coopératives de production s’est par contre fortement autonomisé par rapport au mouvement ouvrier. Quant aux mutuelles, en particulier dans les assurances, elles sont devenues par la force des choses des entreprises capitalistes sans réelle originalité, ayant acquis parfois une taille impressionnante. On pourrait aussi évoquer l’exemple des coopératives agricoles qui sont devenues pour certaines des symboles de l’agriculture capitaliste productiviste. Ou les banques coopératives comme la Banque populaire dont la filiale Natixis s’est récemment illustrée dans des opérations de spéculation hasardeuses…
Pourtant l’idée de coopération est revenue à l’honneur, en particulier dans le programme du Front de gauche, L’Humain d’abord. Durant la campagne présidentielle, Jean-Luc Mélenchon est allé soutenir les Fralib, SeaFrance ou le Groupe Chèque Déjeuner, en développant l’idée que les Scop ouvraient la possibilité d’une « prise de pouvoir », un exemple de « radicalité concrète ». Mieux encore : un symbole de la République reposant comme elle sur le principe « une personne égale une voix », permettant de jeter un pont entre la citoyenneté politique et la citoyenneté économique. C’est notamment dans cette perspective que Mélenchon entend défendre la perspective d’une « République sociale » qui devrait conforter et généraliser ce mouvement, en prolongeant sur le terrain des droits sociaux et économiques le mouvement de liberté et d’égalité inauguré par la révolution de 1789, selon une idée chère à Jean Jaurès.
En réponse à un questionnaire envoyé par la Confédération générale des Scop, principal mouvement de représentation et d’animation des coopératives de production, le candidat du Front de gauche s’est engagé durant la présidentielle à prendre un certain nombre de mesures : une aide juridique et financière aux salariés lors de la reprise ; un droit de préemption ; un organisme public d’aide à la gestion ; une réorientation des commandes de l’Etat et des collectivités ; la création d’un pôle public financier dont un des enjeux devrait être de soutenir cette nébuleuse de l’économie sociale et solidaire qui inclut les Scop mais également bien d’autres initiatives. Le tout inscrit dans une loi-cadre, point de départ de la construction d’un « système alternatif », articulant la nécessité d’une « planification écologique » de l’économie et d’une « citoyenneté active ». 
La gauche du Parti socialiste n’est pas en reste puisque son principal représentant, Benoit Hamon, est désormais le ministre de « l’Economie sociale et solidaire » du gouvernement Ayrault. Participant au 35e congrès de la CG Scop le 16 novembre dernier, il a appelé à un véritable « choc coopératif » visant à doubler le nombre de Scop d’ici 5 ans, se proposant de faire voter en 2013 une grande loi sur l’économie sociale et solidaire.
De leur côté, les Nations Unies avaient déjà eu l’occasion de faire de 2012 « l’année des coopératives ». Un peu comme le « développement durable », l’idée a fini par être reprise par tout le monde en lui accordant une signification et des objectifs extrêmement variés.

Des entreprise pas tout à fait comme les autres ?

Sur le plan juridique, les Scop, ou « sociétés coopératives et participatives » depuis 2010, sont des entreprises dont les salariés-coopérateurs (ou « co-entrepreneurs ») détiennent au moins 51 % du capital et 65 % des droits de vote. Quelle que soit la quantité du capital détenu, chaque coopérateur ne dispose que d’une seule voix lors de l’assemblée générale de l’entreprise selon le principe une personne = une voix, et non une part sociale = une voix. La France compte 2 000 Scop dans lesquelles travaillent un peu plus de 40 000 salariés.
Dans un article publié en décembre 2012, le mensuel Alternatives économiques (lui-même géré par une Scop…) tord le cou à un mythe : sur les quelques 200 nouvelles Scop nées en 2011, seule une dizaine sont des reprises d’entreprises en difficulté. Et trois nouvelles Scop sur quatre sont des créations ex-nihilo. Les Scop ne sont donc pas un refuge privilégié pour entreprises en difficulté et ne créent par elles-mêmes aucun miracle : c’est bien la rentabilité et la capacité à se positionner correctement sur le marché qui priment ! Et en cas de difficulté, il faut quand même licencier comme partout ailleurs…
Les Scop seraient-elles par conséquent des entreprises comme les autres ? Outre le système de vote très particulier, et le contrôle (souvent) plus étroit de la direction d’entreprise, un aspect important concerne la cession des parts sans possibilité de faire une plus-value, et l’usage des bénéfices puisque d’une manière réglementaire, une partie doit obligatoirement assurer la pérennité de l’entreprise (en pratique, plus de la moitié). Produire d’abord, s’enrichir après, c’est un peu le modèle saint-simonien qui est à l’honneur.
Mais ce sont bien des entreprises capitalistes, et pas uniquement parce qu’elles sont soumises à la dure loi de la concurrence et à la nécessité de faire du profit. Ce qui fonde la légitimité d’un salarié à participer aux grandes décisions de son entreprise, ce n’est pas sa participation au travail collectif. C’est le fait d’être actionnaire ou « co-entrepreneur ». La part (plus ou moins variable) des salariés qui ne possède pas ce privilège n’a aucune voix au chapitre. Le principe de la propriété privée est bien respecté ! 

Un film à voir : « Entre nos mains »

Elles sont ouvrières dans une entreprise de lingerie en faillite à Orléans en 2009. Après bien des hésitations, elles décident de placer leurs (maigres) économies dans une Scop. Jusqu’au moment où l’un de leurs principaux clients leur fait défaut… Ce documentaire réalisé par Mariana Otero suit pas à pas avec beaucoup de sensibilité le cheminement des consciences et le courage qu’exige la volonté de s’en sortir !

Lip : « C’est possible ! On fabrique, on vend, on se paie ! »

En avril 1973, la plus grand usine horlogère de France installée à Besançon dépose son bilan. Le 29 septembre, une manifestation réunit 100 000 personnes dans une ville de 120 000 habitants. Après avoir tenté de séquestrer les cadres et avoir été délogés violemment par la police, les salariés décident de séquestrer les montres et les machines, début d’une expérience de production autogérée qui dure plusieurs mois. Pendant cette période, le comité d’action animé entre autre par Charles Piaget cherche un repreneur. Jacques Chérèque, secrétaire de la fédération des métaux de la CFDT, et Michel Rocard, secrétaire national du PSU, s’activent en coulisse. Un « patron de gauche », Claude Neuschwander, accepte de prendre la relève, soutenu par Antoine Riboud, le PDG de BSN. La production redémarre en mars 1974. Mais quelques mois plus tard, le nouveau gouvernement semble multiplier les obstacles, début d’une polémique. En 1976 Neuschwander démissionne, et une nouvelle période de lutte commence qui débouche cette fois sur la création de plusieurs coopératives en novembre 1977, seul cadre juridique pour pouvoir continuer.

Christian Rouaud, membre du PSU en 1973 et réalisateur en 2007 du film « Lip, l’imagination au pouvoir », livre son propre éclairage sur le sens politique de ces différents épisodes dans une interview publiée dans Le Monde libertaire (n° 1467, 1-7 mars 2007) : « les ouvriers de Lip n’avaient pas du tout pour objectif de reprendre l’entreprise eux-mêmes. C’est un des grands malentendus autour de Lip, le mot ‘autogestion’ trotte dans la tête de beaucoup de gens à propos de ce conflit. En réalité, ils ont autogéré la lutte, ils ont installé une sorte de société idéale à l’intérieur de l’usine occupée, une démocratie directe fondée sur des commissions autonomes contrôlées en permanence par l’assemblée générale des travailleurs. S’ils ont pris le stock de montres et remis les chaînes d’horlogerie en marche, c’est pour survivre dans la lutte, en attendant qu’une solution soit trouvée. Il y a des gens autour d’eux, notamment au PSU, qui les poussaient à se mettre en Scop pour capitaliser cette expérience, mais ils n’étaient pas du tout dans cette optique-là. Leur objectif était d’arriver à une solution industrielle qui permette de faire redémarrer l’usine, sans démantèlement, sans licenciement. Pour cela, il leur fallait un patron capable de montrer que Lip était viable et de se lancer dans l’aventure. Et ils ont gagné, c’est ce que raconte le film. Ensuite, quand l’entreprise a de nouveau déposé le bilan, ils ont repris le stock de montres et se sont remis à vendre des montres. Ce n’est que lorsqu’il a été évident pour tout le monde qu’il n’y aurait pas de repreneur, qu’ils se sont résolus à créer des coopératives, mais ils l’ont fait à leur corps défendant ».