Publié le Mardi 21 juin 2016 à 09h18.

Protestation sociale : le FN danse sur un fil…

Une fois n’est pas coutume : ça fait quelques semaines qu’on n’a pas trop vu le Front national (FN) dominer le débat médiatique, qu’on l’a pas tellement entendu plastronner sur les plateaux télévisuels. Certes, il est bien là, installé dans le paysage, mais il se fait relativement discret et attend son tour. Il n’y a pas de secret à cela : les périodes marquées par un intense conflit social, par un conflit central opposant mouvements sociaux et gouvernement, ne sont pas des temps faciles pour lui.

Soutient-il l’opposition sociale qui se trouve dans la rue, il risque alors de se couper de pans entiers de la droite, d’apparaître « non crédible » aux yeux du patronat, et en même temps de se faire jeter par – au moins - une partie des syndicats qui pourraient rejeter son soutien. S’aligne-t-il, au contraire, sur le gouvernement, et il se coupe alors d’un électorat qui voit en lui un porte-parole de ses colères et ses frustrations. 

Mais il y a autre chose : l’électorat du FN, qui est parfois composé de membres des couches moyennes puis aisées (dans une partie du Sud de la France, par endroits en Alsace) et parfois plutôt issu de classes populaires (dans le Nord-Pas de Calais-Picardie, en Lorraine…), se montre lui-même divisé.

La chose n’est pas nouvelle. En novembre et décembre 1995, lors des grandes grèves dans les fonctions publiques, l’électorat FN était carrément coupé en deux. Selon les sondages, entre 50 et 60 % déclaraient leur « soutien », « sympathie » ou « compréhension » pour ce mouvement social, alors que l’autre bloc le rejetait nettement. L’électorat du parti d’extrême droite était alors le plus composite, en ce qui concernait son attitude vis-à-vis de la grève (celui de la gauche de l’époque, PS et PCF confondus, la soutenait à 80 % et celui de la droite RPR/UDF la rejetait dans les mêmes proportions). Or, le noyau dur du parti et sa presse – le FN éditait en ces années-là son propre journal hebdomadaire sur papier, National Hebdo - dénonçait alors brutalement cette grève, « prise d’otages inadmissible de la nation ». Ce n’est qu’une fois ce mouvement social anti-Alain Juppé terminé que Bruno Mégret, numéro deux du parti à l’époque, tentait de rattraper le coup en déclarant dans Le Monde du 13 février 1996 : « Nous soutenons les mouvements sociaux mais dans une démarche rénovée », cette démarche consistant en gros à dire que tout était la faute à l’Union européenne (à l’époque : au traité de Maastricht) et au « mondialisme ».

Aujourd’hui, une tendance plus nette se cristallise dans l’électorat du FN, alors que le parti lui-même se montre beaucoup plus prudent vis-à-vis du mouvement social, tout en étant divisé à l’intérieur.

 

L’électorat FN soutient plus le mouvement que celui des Républicains

Actuellement, selon une enquête de l’institut Ifop dont les résultats furent publiés le vendredi 17 juin 2016, ce sont pas moins de 72 % de l’électorat du FN qui considérerait que le mouvement social actuel (qui s’oppose au projet de « Loi Travail ») est « justifié » ou compréhensible. 46 % dans ses rangs choisissaient même la réponse la plus forte proposée : « tout à fait justifié ». A titre de comparaison, au même moment, c’est-à-dire entre le 06 et le 08 juin (moment où les participantEs au sondage furent interrogés), la réponse la plus forte - « tout à fait justifié » - a été choisie par 28 % des interrogéEs au total ; sachant qu’au total, les réponses valant soutien plus ou moins net au mouvement étaient majoritaires. Encore à titre de comparaison : dans l’électorat du principal parti de la droite, Les Républicains (LR), le total des réponses positives pour le mouvement social ne dépasse pas 31 %, et la proportion de ceux et celles ayant choisi l’option la plus forte (« tout à fait justifié ») tombe à 7 % parmi les sympathisantEs LR.

Ceci tend à démonter qu’une vision que semblent avoir certainEs sympathisantEs du FN d’eux-mêmes et d’elles-mêmes, et selon laquelle ils et elles constituent une force de protestation contre l’ordre établi, semble être majoritaire en ce moment. Même si des clivages de classe, qui existent à l’intérieur de l’électorat FN, apparaissent à l’occasion de ces réponses. Ainsi 84 % des ouvriers et employéEs qui votent FN trouveraient le mouvement social ou « justifié » ou bien « tout à fait justifié », mais seulement 63 % des retraitéEs votant pour le même parti. Chez les (petits) patrons, commerçantEs, artisans… votant pour le FN, cette proportion tombe à 58 %... mais reste tout de même majoritaire. Deux facteurs explicatifs peuvent être avancés : d’un côté, ces membres de la petite ou moyenne bourgeoisie peuvent se considérer, en adhérant au vote FN, au moins temporairement comme membres d’une communauté entrée « en lutte » contre les forces politiques établies. De l’autre côté, dans leurs explications publiques, des dirigeantEs du FN – avant tout Marion Maréchal-Le Pen - expliquent à leur public que ce projet de « Loi Travail » serait mauvais aussi pour les petits patrons, parce qu’il ne donnerait des droits supplémentaires qu’aux gros, aux « patrons du CAC 40 ». Ce qui n’est pas forcément exact, même pas du tout, mais l’idée semble avoir fait son chemin, en tout cas dans l’électorat petit-bourgeois frontiste.

 

Le parti d’extrême droite n’est pas à l’abri de contradictions flagrantes 

Ainsi les deux sénateurs qui appartiennent au FN, David Rachline (maire de Fréjus) et Stéphane Ravier (maire de secteur à Marseille), s’apprêtaient à présenter des amendements ultra-libéraux lors du débat sur le projet de « Loi Travail », qui se déroule au Sénat du 13 au 28 juin. Ils auraient encore durci le texte, en cas d’adoption. Or, suite à une intervention de la direction centrale du parti, ils ont retiré leurs amendements, expliquant que leurs attachés parlementaires avaient « fait du zèle » et n’avait pas demandé leur accord politique sur la nature des amendements. 

Actuellement, un débat – pour le moins tactique – traverse aussi la direction du FN, en ce qui concerne l’attitude à avoir vis-à-vis du projet du gouvernement d’interdire des manifestations syndicales telle que celle prévue le 23 juin à Paris.

Florian Philippot, qui fait plutôt figure de spécialiste ès démagogie sociale du parti dont il est l’un des vice-présidents, dénonce ainsi cette idée du gouvernement. Il met en garde contre le risque qu’en période électorale, des meetings – il semble penser à ceux de son propre parti – pourraient également être interdits, au nom de l’état d’urgence et parce que « des voyous les attaquent ». Le lendemain – vendredi 17 juin -, Philippot demandera certes à la CGT de « faire le ménage », en se séparant des méchants casseurs ; mais l’axe principal de sa dénonciation ne vise pas ouvertement les syndicats. Il vise l’Union européenne, puisque c’est elle qui voudrait « précariser le travailleur français », et que c’est elle qui serait clairement et uniquement à l’origine du projet de Loi.1

  • 1. En réalité, s’il est vrai que des « recommandations » de la Commission européenne à la France en date du 13 mai 2015 ont influencé ce projet de Loi, c’est tout autant le cas des propositions élaborées par le MEDEF français dès le printemps 2000, dans le cadre de sa campagne pour « la refondation sociale » de l’époque. https://www.youtube.com/…]

    Au contraire, la députée FN Marion Maréchal-Le Pen ne se montre « pas particulièrement choquée » par la perspective de voire des manifestations syndicales interdites, « bien sûr temporairement », au nom de l’état d’urgence et de l’ « Euro 2016 ». Cependant, sa tante Marine Le Pen l’a contredite sur ce point, confirmant son propre pointe de vue encore le lundi 20 juin 2016

    Le clivage se reflète aussi dans les positions prises vis-à-vis du fond du projet de Loi lui-même. Ainsi aux yeux de Marion Maréchal-Le Pen, ce projet est « insignifiant » parce que « n’allant pas assez loin, surtout pour les patrons de PME et PMI ». La jeune députée n’hésitant pas à dénoncer aussi directement les syndicats, considérant par exemple que « la CGT ne représente pas le peuple français ». Ses positions sont similaires à celles de Robert Ménard, maire de Béziers (la plus peuplée des douze villes actuellement gérées par le FN auxquelles s’ajoutent trois municipalités de la Ligue du Sud), qui déplore surtout que le projet de Loi soit progressivement « châtré, édulcoré » au cours des débats ; et qui se montre « pas choqué » par le recours à l’article 49-3 décidé par Manuel Valls.

    Philippot, lui – envers qui Ménard ne cache plus du tout son hostilité ouverte – évite de critiquer aussi ouvertement les prises de position syndicales. Il critique plutôt le projet de Loi pour être un projet « de précarisation des salariés ». Ca ne fera absolument pas de Florian Philippot – lui l’homme politique du FN, l’ennemi de l’immigration, le nationaliste et souverainiste – un personnage progressiste, loin s’en faut ! Mais il défend une ligne qui semble coller davantage aux aspirations d’un électorat FN, surtout dans le Nord et l’Est de la France, dont une partie vient historiquement de la gauche (suite aux faillites politiques successives du PS et du PCF). Et qui correspond d’ailleurs aux récentes tendances, concernant les réactions de cet électorat au projet de « Loi Travail ».

     

    Bertold Du Ryon